G.M.G. BAUR

G.M.G. BAUR
Le pitch :
Une rave vient squatter les terres de Louis, éleveur de poulets dans le Gers. Le bruit va tuer ses volailles et libérer sa fureur. La confrontation va provoquer une mutation de son univers proche et changer son destin. Les pires causes engendrent parfois de belles conséquences...
C’est un sujet ultra contemporain et universel sur tradition et modernité, écologie et nuisance, désir et délire, culture et agriculture, art et bobard,... une aventure humaine avec ses parts d’ombre et de lumière, de froide réalité et d’humour, de sexe et d’amour.
Lire les 10 premières pages
1
Ils ont débarqué ce matin, à la fraîche, à l’heure où je vais au grain : deux fourgons noirs, là-bas, en haut du champ, à trois cents mètres, près des ifs. J’ai d’abord pensé à des touristes, vu la saison : c’est bien le genre à entrer comme ça chez les gens, à installer leur camping là où ça leur chante et à vous photographier sous le nez comme si on était des phénomènes de foire. J’ai ensuite pensé à des militaires en manœuvre, mais d’ordinaire c’est annoncé dans le journal. Des installateurs d’éoliennes ? Ça m’a traversé comme un frisson. Ils n'ont pas intérêt à nous gâcher le paysage avec une plantation d'hélices monstrueuses. Ici, au pays du mat de cocagne, on a le sens de la mesure. À moins que des promoteurs... C'est qu'il en traîne pas mal en ce moment dans le coin, avides qu'ils sont de se faire du blé sur le dos des paysans. Implantation, implantation, tu parles ! En trois coups de cuillère à pot, ils te sortent de terre des maisons en carton avec des toits en plastique, le genre de village idéal qui plaît aux retraités nordiques, crématorium inclus.
Perplexe, j’ai revissé mon béret et j’y suis monté voir.
Sept ou huit gaillards étaient là qui humaient l’air comme des chasseurs. Des chasseurs ? Une battue de sanglier ? C'est que ça pullule dans la région.
Arrivé à leur hauteur, je me suis raclé la gorge et, d'une voix de propriétaire, je leur ai demandé ce qu’ils faisaient là, s’ils avaient l’intention de s’installer, de déballer leurs affaires, mais sans se retourner, un chauve en treillis, l’œil fixé sur un truc à cadran, a crié à ses copains :
— C’est bien là. On y est !
— Cool ! c’est l’endroit idéal, a dit un grand maigre avec une queue de renard plantée derrière la tête, une barbiche de chevrette et des dents de lapin.
— L’endroit idéal pour quoi faire ? que j’ai lancé, me plantant devant lui.
— Mais pour une free, man.
— Une fri ?
— Une rave.
Une rave !? Rave… ce mot m’a assommé... un coup de bêche. Rave ! Je sais ce que c’est une rave. J’ai vu ça à la télé, j'ai lu ça dans le journal. C’est pire qu’un vol de sauterelles sur un champ de maïs, pire qu'une invasion de rats dans un grenier à blé ! Le pire du pire : une calamité. Les mots me sont remontés sous pression dans la gorge jusqu'à me cogner les dents.
— Une rave !? Ici ? Chez moi ? Mais vous rigolez ! Pas question !
— T’y peux rien, man, c’est comme ça : faut faire avec.
Faut faire avec !? Faut faire avec !? Non mais ! La colère... je l’ai sentie m’électriser et s’enfoncer dans la terre, ça a fait illico des racines et des radicelles et, pour tout dire, du chiendent. Je suis redescendu vite fait à la ferme, bien décidé à les foutre dehors. Faut faire avec !? Une rave !? Non mais ! Ils se croient où, ces caràlhous ?
J’ai appelé le maire et les gendarmes. Ils n’étaient au courant de rien. Ils allaient s’informer, me rappeler. Tu parles ! En attendant, pas question de me laisser faire. C'est pas à quarante ans que je vais me laisser faire par une bande de drolles embarbichés, tatoués, percingués. J’ai attrapé le fusil et je suis remonté quatre à quatre.
— Holà ! Vous allez me foutre le camp tout de suite ! Vous êtes chez Louis Laborde, ici ! Propriété privée ! Vous savez ce que ça veut dire ? Allez vous installer ailleurs ! C’est compris ?
Ils sont restés un moment à me regarder comme si j’étais un mouton à six pattes puis “ queue de renard ” pas très rassuré s’est avancé.
— Cool ! man... Ça sert à rien de sortir ton feu. On peut rien y changer. Ils sont déjà tous prévenus. Ils seront là ce soir.
— Tous ?
— Au moins cinq mille.
— Cinq…
— Si c’est pas dix ou quinze. Le mieux pour toi, c’est de mettre les voiles pour les trois jours.
— Trois jours ?
— Et trois nuits.
— Trois nuits !?
Je suis resté là, figé, les yeux ronds, tétanisé par l’annonce de l’imminente catastrophe, puis je suis redescendu à grands pas à la ferme, les bottes pleines d’une grasse colère, accablé par le constat de mon impuissance. Rave ! ce n’était pas un rêve mais un cauchemar qui s’annonçait. Je suis allé fermer au cadenas le hangar aux poulets. J’ai rentré dans la grange la voiture, le tracteur, les outils, tout ce qui traînait. J’ai tiré les volets. J’ai tout fermé et j’ai attendu...
2
— On a fait 700 bornes ! Je le crois pas ! 700 bornes qu’ils nous trimballent, ces cons !
— Gude ! On a dit qu’on y allait, alors on y va !
— Ras le cul de conduire.
— Je prends le volant si tu veux ?
— Kika ! t’as même pas le permis.
— Parce que toi, tu l’as, le permis ?
Kika, c’est mon nom et mon prénom. On m’appelle Kika, c’est comme ça. Ça me va, c’est court, facile à retenir et à oublier. J’ai aussi un nom de famille, mais je ne l’utilise jamais. Ils sont tous tellement nazes que je leur laisse ce foutu nom. Quand je me suis inscrite au Pôle Emploi, il a bien fallu que je le ressorte, ce nom de merde. Ils m'ont trouvé un job : vendeuse dans une boutique de fringues, mais je n’ai pas tenu longtemps. Ça m'a vite gonflée. La patronne était une vraie salope, ce qui, dans ma bouche, n’a rien d’un compliment. Les mecs, en général, ceux qui me connaissent, disent que je suis une salope, ce qui, dans leur bouche est plutôt un compliment. Attention, je ne suis pas une pute. Je suis ni à louer ni à vendre. C’est moi qui choisis. J’ai pas à me taper de gros dégueux. Je ne sors qu’avec ceux qui me plaisent. Ça me plaît et ça leur plaît. Avec moi, pas d’embrouilles, pas de sentiments à la con.
On attend un SMS de la rave sur mon portable. Gude, le vaillant Gude conduit et moi, je me fais les ongles en jetant de temps en temps un coup d’œil sur la route et sur le paysage qui défile en écoutant de la zique à la radio. Gude, c’est le genre frimeur, con avec une belle gueule de rappeur, une vraie limace qui deale tout ce qu’il trouve. Il a ça dans le sang. Il lui faut de la maille même si elle pue. Je suis là avec lui parce que ça s’est trouvé comme ça. Il m’a rencardée sur cette big teuf dans le Gers. Je lui ai dit : C'est où, le Gers ? Il m'a répondu qu'il n'en savait foutre rien, mais que le GPS, lui, savait. Et me voilà avec lui dans la BM qu’il a piquée sur le boulevard des Maréchaux, direction le Sud-Ouest. On a été flashé trois fois sur l'autoroute à plus de 200. Ça l'a foutu en colère. Je lui ai dit qu'on n'en avait rien à foutre puisque la voiture était volée, mais ça l'a fait gueuler quand même.
— Font chier avec leurs radars de merde ! On peut même plus conduire tranquille. Ils ont mis le paquet en matos pour nous taxer, les hyènes.
Je lui ai fait une pipe pour le calmer, mais aussi pour le fun. J’adore quand la voiture roule, la tête entre le ventre et le volant. J’ai l’impression de faire de la nage sous-marine avec un tuba.
C'est cool de temps en temps de se tirer de Paris, mais je ne pensais pas aller aussi loin. Je n’ai jamais trop aimé le vert, mais j’aime bien les arbres. Je ne sais pas pourquoi. J’aime bien aussi les raves : ça cartonne un max, on se tortille à fond, on se shoote à mort : the good life.
Gude compte bien se faire du blé et moi, danser, baiser, m’éclater. J’ai mis mon collier de chien clouté, ma petite robe mi-cuisse en daim noir et mon perfecto. J’ai astiqué mes piercings, mis du noir brillant aux ongles, aux lèvres et du charbon aux yeux, j’ai tout de la petite chienne gothique et de la petite salope sulfureuse. Oui, je me plais bien. J’ai la chance d’être bien foutue. Pas assez de nibs à mon goût, dommage, mais pour le reste, je suis assez canon, bandante comme disent les mecs.
On s’est arrêté dans un bistrot au bord de la route plein de vieux et de gros tas en train de manger leur soupe. J’ai dit à Gude : ça craint ! mais on est entré quand même. On avait la dalle. On a commandé deux sandwichs, un Coca et une bière. Gude a de suite joué avec son phone à un jeu à la con, moi j'ai mordu à pleines dents dans le pain à moitié rassi où un blanc de poulet nageait entre deux tranches de tomates et une feuille de salade de la veille. J'aurais pu râler, mais j'avais plus faim qu'envie de râler alors j'ai mangé, un œil sur mon portable ouvert devant moi dans l'attente du texto du rendez-vous. À une table à côté, trois nazes genre catcheurs miteux en bleu de travail me font de l’œil en se marrant. J’ai l’habitude de ce genre d’abrutis qui ont la cervelle entre les cuisses. Je me lève pour aller aux toilettes, mais en revenant l’un des zyeuteurs, coupe en brosse, nez en poire et des yeux de goret, m’interpelle :
— Eh ! la môme ! D'où tu sors ? Du cimetière ?
Les autres se marrent. Je suppose qu’il fait référence à mon look gothico-zombique. Je pourrais lui répondre : Et toi, t’es sorti de ta mère ou du trou du cul d’un porc ? mais je me décide à la fermer, à dénier son existence de gros con. Gude qui lui tourne le dos et dont l’attention est complètement focalisée sur son game n’a rien vu ni entendu. Heureusement... c’est le genre rentre-dedans et à sortir son couteau pour tailler dans le vif. Je l’attrape par la manche et le soulève de sa chaise avant qu’il ne fasse une connerie, direction : la sortie. Il attrape sa bière en râlant.
— Ben quoi ? T’es pressée ?
Sur le parking mon portable se met à miauler. Coup d’ongle sur l’écran qui s’illumine.
— Gude ! ça y est ! on a l'adresse !
3
Ils ont installé tout leur bazar entre les deux grands ifs, des bâches, des filets, je ne sais quoi encore. Les ifs... “ Les cornes du diable ” qu’on les appelle. C’est vrai que, sur la butte, ça fait deux cornes vu qu’ils ont poussé de travers, va savoir pourquoi. J’ai souvent eu envie de les tronçonner. Ça aurait dégagé la vue sur le Luguet vers chez Foucané, mais bon.
Diu vivant! ils pouvaient pas aller faire leur rave chez Foucané, toute cette bande d’abrutis !?
Deux autres camionnettes sont arrivées vers 11h. Je les ai vu décharger de gros caissons de suite empilés aussi haut qu’un mur. J’ai pensé à mes poulets. Ils n’ont pas intérêt à me les effrayer ! Je leur mets d’ordinaire la radio. La musique, ça leur fait les plumes plus belles et la chair plus tendre, mais déjà que l’accordéon les énerve...
Mon portable a sonné. C’était le maire : c’est un “ teknival sauvage ” qu’il m’a dit. Ça nous tombe dessus et on n’y peut rien, même le préfet n’y peut rien, même le ministre ! C’est comme l’orage, faut attendre que ça passe. Attendre que ça passe ! Ah ! il a eu vite fait de classer l’affaire : teknival, rave, machin, sauvage ou pas, moi, je m’en tape ! Qu’ils aillent raver ou teknivaller ailleurs !
En fin d’après-midi la “ musique ” a commencé... Mordious !... La musique !? Je n’en ai pas cru mes oreilles. Même dans les hauts-fourneaux, je suis sûr qu’on n’entend pas un tarabastà pareil. J’ai eu beau me bourrer les oreilles avec de la mie de pain, me mettre le casque antibruit : rien à faire : Boum ! Boum ! Boum ! des coups de masse sur les murs, un tsunami de putain de tohu-bohu de merde ! Que faire ? Quoi faire ? Crier au secours ? Même pas ! Qui aurait pu m’entendre ?
J’ai connu ça quand, au mois d’août, à la fête de la bière (une fête de la bière dans un canton viticole, faut le voir pour le croire !). Avant, il y avait un orchestre de bal et des bandas qui jouaient. C’était joyeux, on dansait, on buvait, on mangeait, on riait. Et puis, ils ont fait venir un camion techno, un semi-remorque noir comme l’enfer et bardé d’enceintes, de vraies armoires qui n’ont pas tardé à accoucher de boum-boum assourdissants. Ah ! les boum-boum ! Ça traversait tout : les fenêtres, les portes, les murs, les matelas, et les assiettes frétillaient dans le vaisselier et les verres s’entrechoquaient dans l’armoire, et jusque dans les cabinets la chasse d’eau qui tremblait. Sur la place, ça hypnotisait une poignée de jeunes enivrés et ça durait jusqu’à des cinq heures du matin empêchant tout le monde de dormir, et pendant trois nuits ! Ils auraient pu faire ça dans une cave, quelque part au diable, dans un endroit isolé. Non ! Sur la place, en plein centre.
La plupart des habitants, les avertis et les plus malins, quittaient la ville pour aller se réfugier ailleurs : la débâcle pour fuir l’invasion des boum-boum ! Il a fallu que la population résignée finisse par se réveiller et se fâcher pour que cela cesse. Boum ! Boum ! Boum ! Je les entendais jusqu’ici, à trois kilomètres, c’était irritant, exaspérant, tonitruant, insupportable. Mais ici... c’est dix fois plus FORT ! Ce n’est plus de l’agression sonore, de l’exaspération au seuil de rupture : c’est la guerre.
La mémé m'a raconté qu'en 42, des colonnes allemandes sont passées sur la route et que la maison tremblait au passage des chars. Elle tremble encore aujourd’hui alors que d’autres colonnes traversent mes terres. On a eu les Romains, les Wisigoths, les Vikings, les Maures, les Anglais, les Allemands et maintenant les Raveux : ça suffit !
Et dire qu'on ne la croyait pas quand elle me racontait son histoire. Ici, au même endroit, elle disait avoir vu une grande lumière bleue, entendu chanter des sorcières volant sur leur balai et des boucs faisant du tam-tam. Peut-être bien que ça recommence ? Elle a parlé bien plus tard de martiens dans une soucoupe volante, de petits gnomes électriques, de nains de jardin luisant comme des maquereaux et tapant sur des tambours. C’est vrai qu’elle perdait la boule, la mémé, et qu’elle radotait sévère. Il a fallu la placer à l’hospice pour qu’ils la soignent comme il faut. Ah ! ce jour-là, elle nous a traité de tous les noms. La pauvre, elle ne savait plus ce qu’elle disait. J’avais les larmes aux yeux qu’on la laisse à des étrangers.
Entre chien et loup, ils sont arrivés, par grappes, par groupes, en meutes, en troupeaux, par essaims. J’ai vu par la fenêtre des zombies frôler la maison. Crânes d’œuf, crêtes de coq, déplumés et emplumés, une basse-cour d’enfer. J’ai vu briller leurs anneaux dans le nez et les oreilles, tout comme ceux des vaches et des cochons qu’on mène à l’abattoir. Des humains ? Non ! je ne suis pas dupe ! Je sais les reconnaître : des morts-vivants !
Mes poulets !?... On croit que les poulets n’ont pas d’oreilles, mais si ! Bien sûr qu’ils en ont, des oreilles : sous la plume qu'ils les cachent leurs oreilles ! Je les imagine courant partout, cherchant un impossible lieu où se mettre à l’abri. J’ai vite enfilé ma veste de chasse avec la capuche, cordon serré, et je suis sorti dans la tempête. J’ai traversé le flux des corbeaux hallucinés jusqu’au hangar. J’ai ouvert le cadenas et je suis entré, j’ai allumé. Ils étaient là, serrés plume à plume, immobiles, prostrés, terrifiés. Je leur ai fait des signes pour les rassurer, mais ils sont restés là, l’œil rond, tétanisés. Ils ont tout le confort, le chauffage et l’air conditionné, un élevage modèle tout à l’automatique ! mais je ne pouvais prévoir une insonorisation pour parer à un tel ouragan de vacarme. J’ai gueulé ! mais qui pouvait m'entendre dans ce désert de bruit ?
Tu peux pas rester là, à subir, Louis, que je me suis crié à l'intérieur. Faut agir ! Tu ne vas pas les laisser te tuer trois mille poulets. T’es pas aux avant-postes pour rien. Montre-leur qui tu es !
Je suis rentré à la maison. J’ai ressorti le fusil et les chevrotines avec l’intention de tirer dans les haut-parleurs, ni vu ni connu. J’ai épaulé, j’ai visé... puis me suis ravisé. Je me les suis imaginé, le silence retrouvé, cherchant le coupable, tous se retournant vers la ferme, déferler, briser portes et volets, se jeter sur moi, m’écorcher vif et dévorer mes chairs comme autant de vautours se disputant ma carcasse. Je me suis dit aussi que les gendarmes n’étaient pas loin. Si j’avais tiré, qui aurait été le dindon ? J’ai reposé le fusil, rageur. Que pouvais-je faire ? Subir ? M’enfuir ? Abandonner la ferme et les poules et les poulets ? Pas question ! Je me suis servi un coup de gnôle, puis un deuxième pour faire passer le premier. Bien remontée, immunisée, ma colère impatiente a gratté le sol de son sabot.
Là-bas, à trois cents mètres, le cœur du noyau, le lieu de la fusion, de la contamination. J’ai resserré le capuchon et je suis sorti. La porte refermée derrière moi, résolu a affronter la bête, je me suis enfoncé dans les lignes ennemies...
Vacarmes