G.M.G. BAUR

G.M.G. BAUR
Le pitch :
C’est le dernier jour des vacances dans le camping-caravaning. René annonce à sa famille qu’il ne rentre pas. Il reste seul dans le camping désert, seul à combattre les mouches. Dans ce jardin d’Eden, une Eve vient installer sa tente....
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1
L'heure est à la fébrilité atmosphérique, à l'impatience organique, à l'énervement des sens. Les pères ragent, les mères crient, les enfants pleurent, les chiens aboient et les caravanes passent.
Pas d’ennemi annoncé mais la débâcle est en route !
C'est l'heure du retour, la fin des jeux, du bronzage et de l'insouciance... la fin des beaux jours, des bains de mer, des bolées de cidre, des crêpes au Grand Marnier et des packs de bière... la fin du paradis au Caravan Paradise.
Je m’enferme dans la caravane et me jette en travers du lit.
Enfin seul !
Tous sont dans leur véhicule... moi, je suis dans mon corps.
Corps ! Ce mot qui sonne comme un cor.
Ce mot pluriel et pourtant si singulier.
Quelques chevaux-vapeur rugissent encore vers cinq heures puis s’en vont mourir au loin. Des portières claquent, une moto ronronne et se noie... ultimes murmures d’une marée humaine qui lentement se retire.
J’attrape une boîte de bière, lui fait cracher son gaz, en avale une gorgée. La fraîcheur liquide et pétillante me redonne l’énergie nécessaire pour aller voir au dehors le champ des départs et des abandons.
L'air surchauffé, saturé, tremble comme un brouillard. Le sol parsemé de bouteilles plastique et de papiers gras semble avoir été dévasté par le passage d'un typhon. Je me passe la boîte sur le front. Le métal froid au contact de ma peau en sueur apaise cette impression d’étuve. Tous ont fui. Tous sauf moi.
Je referme la porte. Il est temps.
Il est temps de me mettre au travail.
Les civils évacués, la vraie bataille commence...
2
<< Maman ! pourquoi il vient pas avec nous, papa ?
- Oui, pourquoi il reste au camping ?
- Pour se reposer, mes chéries.
- Il ne s’est pas reposé pendant les vacances ?
- Tout le mois d’août ?
- Si... mais il est encore fatigué. Il nous rejoindra à Paris. >>
Je ne sais pas quoi leur dire aux jumelles. Leur expliquer quoi, d’abord ? Que mon mari ne veut pas rentrer à la maison ? Qu’il est atteint de flémingite estivale, de léthargie caniculaire ? Qu’il ne m’a pas fait l’amour depuis trois mois ? Qu’on vit ensemble, on ne sait plus pourquoi ?
Tous ces pourquoi me tuent.
Je sais... j’aurais pu insister, me fâcher, pousser une colère, lui dire son inconséquence... mais je n’avais aucune envie de faire une scène devant les enfants.
Cinq heures de route avant d’arriver à la maison... Le long ruban gris monotone n’en finit pas de se dérouler devant moi. Les filles dorment à l’arrière serrant chacune sa poupée. Le moteur ronronne et la radio crachouille. J’essaie de ne pas me laisser aller à penser. J’essaie de ne pas me laisser aller à la somnolence. Je veux prendre de la distance. Je la prends.
Pause pipi dans une station-service. Je bois un café. Cathy prend un Fanta orange et Fanny un Coca. Je distribue des madeleines et des barres de chocolat.
<< Vous allez divorcer, papa et toi ?
- Quelle idée ? Qu’est ce qui vous fait penser ça ?
- Je sais pas. Toutes nos copines ont leurs parents divorcés...
- Alors on se disait pourquoi pas nous ?
- Non... C’est juste pour quelques jours.
- Pour faire le point ?
- C’est ça.
- On serait plus tranquilles sans lui toutes les trois à la maison, hein, maman ? >>
3
J’attrape un élastique et passe à l’attaque, bien décidé à zoper jusqu'au soir, à tuer une mouche toutes les quatre secondes. La première seconde pour choisir ma cible, la seconde pour étirer l'élastique, la troisième pour ajuster mon tir et la dernière pour frapper, et ainsi de suite, de cycle en cycle, de mouche en mouche et ce, jusqu'au moment où la faim me prendra.
<< Je reste ici. >>
Je m’entends encore lui dire ces mots prononcés sans même les avoir prémédités. Ils sont sortis comme ça, de ma bouche, tout seuls. Tout seuls ? Quelque chose ou quelqu'un au fond de moi a bien dû les penser ces mots, les ordonner, les amener jusqu'à ma gorge et animer ma langue et mes lèvres pour les balancer. Quoi ? Qui ?
Son regard noir de colère me revient. Je le repousse d’un soupir.
Elles devraient être arrivées à Paris. Sûr que les filles ne vont même pas s'inquiéter de mon absence. Les factures, le loyer ? Babeth saura bien s'acquitter de ces tristes quittances. Quitté... L’ai-je quittée ? Comment a-t-elle pris cette séparation ? Et la rentrée ? La rentrée des classes est dans une semaine. Une semaine... une éternité.
C'est à peine croyable.
Je suis seul.
Pourquoi?
4
Trois étages avec les valises. L’appartement, enfin ! Ça sent le renfermé. J’ouvre la porte-fenêtre qui donne sur le balcon. Je n’ai qu’une hâte, me déshabiller et prendre une douche.
<< Tu es toute bronzée, maman !
- Nous aussi, on est bronzées, hein, maman ?
- Oui, mes chéries. >>
Les voilà toutes les deux dans la baignoire à jouer avec leurs Barbie aquatiques, à se raconter des histoires. Enfin, je suis tranquille pour prendre ma douche.
Allongée dans mon peignoir, sur le lit, une serviette en mamamouchi sur la tête, une cigarette entre les lèvres, je feuillette distraitement un Marie-Claire. Des pubs et des pubs avec des filles affreusement minces, sauvagement belles, toutes les seins dehors et les cuisses écartées. Où vont-ils les chercher ces petites salopes maigrelettes ? Il doit y voir un élevage quelque-part, on doit les faire au moule. C’est pas possible d’être aussi bien foutue ! À côté d’elles, je ne suis qu’un sac, un machin difforme : seins trop gros, cul trop bas, les jambes en élastique. Merde ! Je jette le magazine, écrase ma cigarette et ferme les yeux. De dehors me revient ce bruit de fond de la ville dont j’étais privée pendant les vacances, ce chuchotement permanent de la capitale que d’ordinaire je n’entends plus. Les coupures c’est bon pour ça. On redevient plus sensitive, plus attentive.
<< Je reste ici. >> Non mais, je rêve ! Et moi qui n’ai même pas protesté quand il m’a sorti ça. Qu’il reste là-bas, après tout, je m’en moque... Comme disent les filles, on sera bien tranquille. Je me demande même si un mâle à la maison est bien utile. René... j’ai eu cent fois envie de te foutre dehors. Avec ta nonchalence désespérante, ton linge sale, ton boulot qui ne te plaît pas... tu n’avais qu’à faire autre chose, merde ! Et bien sûr, c’est de ma faute...
Oui, je respire... Que tu chasses les mouches, je m’en tape, du moment que tu me laisses....
“ Sonnerie ”
Je décroche le téléphone.
<< Marie-Jo ?.... Oui, je suis rentrée... Les vacances ? Je te raconte pas... ma première expérience en caravane... le désastre ! René ?... Il est resté là-bas. La rentrée ?... Je ne sais pas. Je m’en moque. Il fait ce qu’il veut. Oui... Tu passes quand ?... D’accord. >>
Marie-Jo... Pas sitôt rentrée qu’elle me saute sur le dos. Si elle savait que je m’envoie son mari... Luc... le beau Luc... Il est arrivé à ses fins, en douce... Ce n’est pas qu’un meneur d’hommes, c’est un meneur de femmes. Je suis sûre qu’il veut que je fasse partie de son harem. Oui, un beau salaud, mais irrésistible. Il m’a remise en marche. Des années sans faire l’amour ou alors à la petite semaine, frileusement... Pourtant au début, c’était bien avec René. Faudrait toujours rester jeune, conne et amoureuse...
5
Un bruit effroyable me réveille.
Dinosaures ? Colonne de chars ? Éruption volcanique ?
Coup d'œil sur le réveil : six heures. Je saute du lit, écarte le rideau. Un camion-benne jouant de ses gyrophares avance au pas dans l'allée centrale. Deux hommes en combinaison fluo suivent et ramassent les poubelles. Ni dinosaure ni char d’assaut mais un ovni et ses petits hommes verts. Bâillement irrépressible... Je lâche le rideau et me recouche, tête sous l'oreiller.
Le soleil de onze heures me ramène à la conscience. Je me frotte les yeux et me hausse sur les coudes. Le silence ! Le silence est revenu.
J’ouvre la porte. Quelques secondes pour accommoder et constater que le camping est nettoyé, ratissé comme un jardin japonais.
Quiétude et satisfaction.
Je laisse la porte grande ouverte et retourne m'étendre sur le lit, les bras derrière la nuque, gonflant ma poitrine, inspirant puis expirant un air neuf, un air tout empli de cette liberté nouvellement conquise, considérant avec délectation mon état de naufragé volontaire.
Autour de moi, les mouches. Elles tournoient, fébriles, dans l'attente du chasseur. La journée s'annonce radieuse et ma présence ô combien utile.
Maintenant qu’il n’y a plus personne, je vais explorer le camping. Je suis dans le quartier des caravanes, un peu à l’écart. La mienne est là, gros œuf d’aluminium sur ses ridelles blotti au pied d’un grand mur de pierres. Je trouve ce mur quelque peu inquiétant mais il protège des vents antlantiques et prodigue une ombre salutaire aux heures chaudes de l’après-midi. Mon royaume fait environ deux hectares entre le mur à l’ouest et un grillage sur les autres côtés. Le grillage est séparé de l'allée par une rangée de pommiers et s'ouvre à l'extrémité sud par la porte principale. Là est la cabane du gardien, une construction en rondins à l'ombre de quelques arbres. Une double haie de thuyas encadre le chemin menant de l'entrée et un grand portique métallique soutient l'arc d'une enseigne portant l'inscription : "Camping Caravan Paradise" dont les lettres blanches peintes sur fond azur semblent écrites sur le ciel. Seule construction en dur, le bloc sanitaire se tient à quelques dizaines de mètres de là, posé comme un sucre sur un tapis de billard.
L'ensemble du terrain est divisé en neuf surfaces égales parsemées d'arbres et séparées par quatre allées perpendiculaires reliées par un allée périphérique. Au milieu de l'aire centrale se dresse un pommier, plus grand, plus feuillu que les autres et, au vu du nombre de fruits que l'on peut encore distinguer dans ses branchages, nettement plus généreux.
Je marche dans ce parc abandonné par la multitude grouillante et turbulente des vacanciers. Il ne reste de leur passage que plaies et tonsures, une enfilade de rectangles d'herbes jaunies qui tentent de retrouver leur verticalité. C'est une sorte de cimetière sans stèle sans croix ni défunt. Un cimetière vierge, en attente, pour rien. J’ai toujours aimé cette nostalgie poisseuse qui me prend à la gorge quand je traverse un cimetière, surtout en automne. Les feuilles mortes qui tombent sur les tombes en silence me crient à l’oreille de ne pas oublier de vivre. Je n’oublie pas. Ça ne risque pas. Je suis droit, vivant, debout, je marche, j’avance. Ma solitude me grise, à moins que...
<< Vous êtes encore là ? >>
Je me retourne, c’est le gardien du camping, la soixantaine, le cheveu blanc à la Gabin, qui vient vers moi.
<< Je vous croyais parti. J'ai pourtant bien vu votre voiture...
- Ma femme et mes enfants sont rentrés mais moi, je reste encore un peu.
- C'est que... le camping est fermé.
- J'aimerais... rester quelques jours de plus...
- Moi, je n'ai rien contre... mais, le règlement...
- L'emplacement est payé à l'année, non ?
- Je sais... Je sais... mais vous n'aurez personne pour vous garder. S'il vous arrivait quelque chose... On ne sait jamais... Et puis, le bloc sanitaire sera fermé et l'eau et l'électricité seront coupés.
- Et la boutique ?
- Elle est déjà fermée. Il vous faudrait aller jusqu'à Guilvinec. Je préférerais vous voir parti. Question de sécurité. Vous comprenez ?
- Oui, Oui...
- Je repasserai demain. >>
Je lui serre la main et le regarde s'éloigner, monter dans sa voiture et partir. Partir ? Pas question. Ce n'est pas le gardien avec son foutu règlement qui pourra me déloger. Je suis là et bien là ! Qu'on me foute la paix !
Je claque la porte de la caravane. Retrouver mon calme... écouter le silence... me réfugier sous son aile... Mais, ce bruit qui me cogne encore aux oreilles... Mon cœur ? Mon cœur qui frappe ainsi de l'enclume dans sa cage ? Pas facile de l’arrêter ce bruit-là. Lorsque l’autre s’estompe, celui-ci se révèle. Me voilà encore coincé entre deux univers. Entre le monde et mon corps. Il me faut desserrer l’étau. Je vais y arriver. Respirer... profondément.
Une main sous l’oreiller, l'autre sur le drap. Le calme intérieur est revenu. Maintenant que mon cœur bat la normale, ce sont les mouches que j’entends. J’observe leur manège. La moiteur de mon front les attire.
Elles m'attendent depuis l'aube, posées un peu partout, dissimulées dans les recoins. Il va me falloir une à une les débusquer, ruser pour les surprendre, et frapper.
Je vais frapper. Et elles vont crèver, les mouches, les tripes à l'air, sans un cri, sans une plainte, comme autant de bons petits soldats fauchés le temps d'une pause. Braves petits aviateurs.
Saloperies de mouches !
6
<< C’est quand la rentrée, Maman ?
- Dans deux jours.
- Déjà !
- Papa ne fera pas la rentrée?
- Je ne sais pas, mes chéries. >>
J’ai bien fait de faire les courses avant les vacances. J’ai de la sorte échappé à la folie des achats de la rentrée. Elles ont leur petit matériel fluo, de nouveaux habits tendance, des baskets neuves hors de prix et un sac tout comme il faut... Mes filles sont super Barbie-lookées.
Cathy et Fanny... elles sont belles, adorables, intelligentes et travailleuses. Elles sont bien mes filles.
<< Maman, on sonne à la porte !
- Je vais ouvrir !
- Oui, oui. >>
C’est Marie-Jo. Bises sur la joue. Elle porte un petit ensemble d’été que j’ai vu dans Vogue. Elle est plus grande que moi, d’une bonne tête. Quelle idée de mettre des hauts talons ? Elle fait un peu cheval mais elle a du charme, un peu trop peut-être. Elle doit faire peur aux hommes.
Marie-Jo, c’est Marie-Jo. Elle travaille dans une grande agence. Elle me donne du boulot. En échange, je subis ses confidences. Je ne peux pas dire que je l’aime beaucoup, je la ménage.
<< Tu as changé de coiffure, tu les as coupés ?
- Oui.. Comment tu trouves ?
- Ça te va bien les cheveux plus courts. Assieds-toi. Je faisais un chocolat. Je t’amène une tasse.
- Pas de chocolat ! Si tu as du thé vert... >>
Sa nouvelle coiffure est affreuse. Quelle idée d’avoir coupé ses cheveux aussi courts. Et la teinte ! Brique-auburn ? Et pourquoi se maquille-t-elle les yeux de cette façon ? Elle a de grands yeux vert-huitre qui ne reflettent pas une grande intelligence. Pourtant, elle a un bon poste dans son agence. Elle dirige un service. Ça me scie de voir une fille comme elle à un poste de responsabilité aussi élevé. Il est vrai que dans la pub, c’est frime et compagnie. Elle a du chien, c’est vrai, elle est tendance. Elle a tout ce qu’il faut où il faut mais elle a un côté tarte qui lui colle à la peau. De quoi ça vient ?... Je suis jalouse de sa grande bouche et de sa dentition. Un alignement parfait. Parfois je me demande si elle ne porte pas un dentier. Non... quand même... à son âge... La bouche de son mari est plus petite, comme la mienne. Je n’ose imaginer un baiser entre deux bouches aussi différentes.. Il doit y avoir des fuites... En revanche, pour les...
<< Tu as l’air en forme, Babeth... et puis bronzée ! tu as un teint... resplendissant ! Le caravaning n’était pas si éprouvant que ça... à te voir ainsi... Alors, ton René est resté là-bas ?
- Oui... une séparation... pour faire le point.
- Ma pauvre. Ça n’a pas été trop... douloureux ?
- Non, rassure-toi. Je suis même plutôt contente. Ça me fait de vraies vacances.
- Ça n’a pas l’air de te toucher...
- Bof !
- Nous sommes allés aux Seychelles. Eh bien, tu ne me croiras pas : il n’y a rien à voir... que des palmiers et de l’eau, de l’eau, de l’eau... même pas une boutique... >>
Elle parle mais je pense à son courant d’air. J’ai hâte qu’il me téléphone. Rien que d’y penser...
<< J’ai un paquet de traductions pour toi, Babeth.
- Merci. Tu me les envoies par mail. J’attaquerai après la rentrée. J’ai tellement de choses à faire, avant, avec les filles.
- Ça marche... Je voulais te dire...
- Quoi ?
- J’ai un nouvel amant.
- Non ?..
- J’avais tellement envie de le dire... à qui je peux le dire sinon à toi ?
- Ah... Oui ? Pourquoi ?
- Parce que tu es ma meilleure amie, Babeth. >>
7
Une mouche vient de s’immobiliser sur la petite cuillère au creux de laquelle reste un peu de chocolat. Je l’observe. Elle s'approche, hésite, tapote à petits coups de trompe. Les proies les plus faciles sont celles qui vont boire. Tintin au Congo... Les Neiges du Kilimandjaro... Le Livre de la Jungle...
L’élastique tendu, je vise la mouche et paf ! : mouche, chocolat et cuillère vont valdinguer par terre. Joli coup ! J’avale le reste de chocolat, prenant soin d'en laisser un peu au fond du bol. Comme un gros œil de faïence à l'iris chocolat, le piège est tendu : un bel abreuvoir à mouches.
Voilà des années que je n'ai bu de chocolat chaud. Le chocolat chaud du matin, c’est le privilège des jumelles. Cette boisson d'enfance me ramène aux petits matins scolaires, à la silhouette bienveillante de ma mère penchée sur sa gazinière. Si loin tout ça... Images furtives... Le passé est un courant d’air. J’aurais pu au cours du temps les entretenir ces images, leur garder netteté, couleurs et présence mais je ne suis pas homme à sacrifier à la nostalgie. Ce qui a conduit ma vie, du moins en partie, c'est l'avenir, avec la foi en moi comme carburant, la réussite de mes projets comme objectif, n'hésitant pas à sacrifier le présent pour mieux pouvoir l'atteindre... mais tout a foiré. Je suis resté enfermé dans l’obscur. Qui donc est mon geôlier ? Qui donc a la clé ? Foutue clé...
Ma mère aussi avait la clé... Elle gardait dans un buffet des bonbons, des tablettes de chocolat, des gâteaux secs... autant de friandises auxquelles je ne pouvais accéder sans demander la permission. Il était rare qu'elle refuse d'ailleurs, mais j’enrageais d'avoir à demander. Lorsqu'elle condescendait à ma requête, qu’elle faisait jouer la clé dans la serrure et me donnait un petit morceau de ci ou de ça, j’avais honte. Je le prenais comme salaire de mon obstination et ça me gâchait le goût. Oh, ma mère était une brave femme. Je n’ai manqué ni d'amour ni de tendresse, seulement d'un peu de confiance.
La confiance...
Mes filles, elles, sans doute plus rusées que je ne l’étais à leur âge, parviennent toujours à obtenir ce qu'elles veulent. Elles sont habiles à la manœuvre et bénéficient de l'inébranlable soutien de leur mère. Avec elles, la confiance n'entre pas en ligne de compte, sans doute parce qu'elles sont des filles et qu'elles savent à merveille jouer de leur charme. Les choses leur sont dues, voilà tout. Il n'y a qu'à s'incliner.
Adorables fillettes.
Je les vois, la bouche ventousée au rebord de leur bol de chocolat, lèvres maculées et regards complices. Elles commencent toujours la journée de la sorte. Moi, relégué à l'autre bout de la table, me conforme au café noir. Ce n'est pas que j’aime ça... mais, à force, j’en ai pris l'habitude.
Petites pestes...
Soupir... Je les revois, elles et leur mère revenant de la plage me découvrant épuisé, assis sur la marche de la porte de la caravane, élastique d'une main et bière de l'autre. Je leur ai montré mon tableau de chasse, expliqué ma trouvaille et ma méthode, j’ai tenté d'en exposer genèse et procédure... Les filles ont ri mais ma femme a levé les yeux au ciel : << Tu deviens fou, mon pauvre ami... Chasser les mouches !... avec un élastique ! Vraiment !... La chaleur t’a fait bouillir la cervelle. Tu ferais mieux de sortir de ton four, de venir avec nous à la mer ! Ça te ferait pas de mal de respirer un peu ! >>
Entre gril et four, je préfère encore le four... mais je n’ai rien répondu, me contentant de hausser les épaules à mon tour.
<< Tu veux en faire de la confiture ? m’a dit l'une des filles.
- De la confiture de mouches ! Beurk ! a lancé l'autre. >>
Me forçant à recouvrer un brin de complaisance, je leur ai proposé une sortie.
<< Les filles, ce soir on va manger des crêpes à la confiture de mouches ! >>
Elle ont crié “ Ouais ! ” en chœur en battant des mains. Rassurée par mon retour à la réalité, ma femme a renoncé à poursuivre ses interrogations. Juste un répit.
Les jumelles...
J’adore lorsqu'elles jouent les idiotes. Je les préfère dans ce rôle que de les voir faire leur sainte-nitouche, user de leur propension à la duperie, à la simagrée, à la mignardise. Elles doivent m’en vouloir... pour d'obscures raisons, des ressentiments clos dans leur cervelle d'enfant... des cervelles parallèles qui décuplent la connivence. Je pense à ce matin noir où j’ai osé critiquer leurs poupées....
Elles avaient cinq ans et ne se séparaient jamais, ni pour dormir ni pour déjeuner, de leur poupée Barbie, chacune gardant bien serrée sous son bras sa poupée famélique à la crinière blonde en Crylor alimentaire. La présence de ces poupées m'exaspérait. J’aurais tant voulu éveiller leur goût à des valeurs authentiques, à des émotions pures... J’ai essayé -de multiples tentatives- mais elles sont restées sourdes, étrangement sourdes à mes propos. Elles qui demeurent des heures, immobiles devant un écran de télé, ne supportent pas plus de dix secondes mes tentatives de discours. Si j’insiste, la plus petite remarque provoque de suite un drame... drame amplifié par leur mère : << Laisse donc les filles tranquilles ! Laisse-les vivre leur vie ! Tu ne sauras jamais les comprendre ! >> (le mot important dans son exaspération étant “ jamais ”). J’ai fini par abandonner toute prétention d'éducation esthétique pour avoir la paix mais elles me gardent farouchement rancune de mes tentatives d'ingérence. Désormais, elles vivent à côté de moi mais plus avec moi.
Les jours de vacances restants, j’ai persisté à ne point vouloir les accompagner à la plage. Cependant, j’ai tenu ma promesse. Je les ai emmené faire des ballades sur le littoral, de Pont-l’Abbé à Audierne, de Douarnenez à Crozon, des balades d'une journée avec halte sur les rochers gluants et les plages varecheuses.
Durant ces trajets en voiture alors que ma femme, la tête par la portière, se grisait du vent marin et que les filles léchant leur sucette se chamaillaient sur la banquette arrière, je me laissais aller à la méditation...
Tout ce monde qui m'entourait, mes proches y compris, ne semblaient plus avoir d'existence réelle pour moi. On me parlait pourtant de temps à autre, j’entendais des voix mais tout cela me parvenait comme une rumeur dont je n'arrivais plus à saisir le sens. Je répondais d'un hochement de tête ou d'un "oui-oui" elliptique, histoire d’accuser réception. Des ombres se mouvaient autour de moi, des personnages de comédie qui entraient dans la lumière pour replonger tout aussitôt dans leur inexistence. Je me sentais comme une sorte d'extraterrestre à forme humaine visitant un monde nouveau auquel il n'entend rien. Je tentais pourtant de communiquer, lançant par ci par là quelques phrases convenues sur la beauté du paysage, la majesté de l'océan ou les difficultés de la circulation, en vain : personne ne semblait m'entendre et encore moins vouloir me répondre. Je crus un instant être mort. Cette pensée me traversa comme une lame. Peut-être, pensai-je, qu'être mort, c'est croire qu'on est toujours vivant et continuer comme si de rien n'était. Peut-être était-ce pour cela que je ressentais cette impression diffuse de dissolution. Peut-être aussi que cette affluence soudaine des mouches...
Étais-je mort ?
Brusquement, j’ai freiné. Toutes les trois sont allées valdinguer sur le pare-brise en criant. Les insultes qui suivirent m’amenèrent à la conclusion que la thèse du décès ne devait pas être la bonne. C'était autre chose. Quelque chose d'indicible... une mutation... une transmutation, peut-être.
8
Me voilà devant la glace de la chambre. Le grand miroir me renvoie mon image, “ sans réfléchir ” comme aime à le dire bêtement René. Vrai que s’il réfléchissait deux minutes il ne me montrerait pas cette image désastreuse que je regarde. Les miroirs n’ont aucune jugeotte. Je suis accablée. Mes seins ne sont plus ce qu’ils étaient. Ils n’ont plus ce côté aérien qu’ils avaient. Je n’ai même pas osé les montrer sur la plage... et ils sont restés tout blancs... bonjour la marque ! Faut que j’aille me faire faire une ou deux séances d’UV avant de revoir Luc. Et ce bourrelet, là ! Non ! Il faut que je me mette au Slim Fast. J’ai trop abusé des pizzas du chef et des glaces du bar de la plage. Il me faut perdre au moins quatre kilos pour être présentable.
Les filles sont enfin à l’école. Dans la journée, je n’ai plus ni fille ni mari mais il faut me remettre à bosser. L’ordinateur... je ne l’ai pas ouvert depuis mon arrivée. Je n’ose pas imaginer le nombre d’e-mails, de pubs, de spams, qu’il va me falloir trier, virer, classer. Je ferai ça demain matin. Aujourd’hui, je me consacre à moi, rien qu’à moi. Je vais m’offrir une séance de soins, une épilation, des UV et le coiffeur. Allez ! tout un lot de petits bonheurs exclusivement féminins. J’ai rendez-vous à quatorze heures à l’institut. J’en ai pour l’après-midi.
Dire qu’on passe un temps fou à se faire belle. Tout ça pour plaire aux hommes qui, eux, ne font pas autant d’efforts.
“ Sonnerie ”
<< Luc !... Oui, je suis rentrée puisque je te réponds au téléphone... Oui, Marie-Jo est passée... Non, tu ne peux pas venir aujourd’hui... Je ne peux pas jusqu’à samedi. Oui... Tu es libre le week-end ?.. Ah bon... Peut-être... Moi aussi... Rappelle-moi. Je t’embrasse ! >>
Monsieur Luc a envie de me sauter. C’est plutôt bon signe. Cela montre que je suis encore bandante. Patientez, Monsieur mon amant ! en attendant, vous allez bien en trouver une autre. Les jolies filles ne manquent pas autour de vous.
Je me demande ce qu’il me trouve... Préfère-t-il les femmes mariées ? Tromper sa femme avec une de ses amies, ça doit l’exciter davantage. Quel salaud...
Moi aussi, j’ai envie... mais je sais patienter.
Je suis allongée, nue, sur la table de travail d’une cabine de l’institut de beauté de la rue des Abbesses. J’ai sur la tête un casque en papier d’aluminium, un masque vert-pomme sur le visage, et Nina, mon esthéticienne préférée, penchée sur ma chatte, m’applique de la crème épilatoire. Je suis aux anges sous cet éclairage ultra-violet, dans ce parfum de roses, livrée aux mains expertes de Nina, jolie antillaise aux longs doigts manucurés.
<< Alors, Nina ? Comment vont les amours ?
- Mal, Madame Marchand, mal ! Mon amoureux est parti avec une de mes amies.
- Classique ! les hommes vont au plus près. Pourquoi ils se fatigueraient ?
- C’est un coureur.
- Ils le sont tous.
- Je veux dire un coureur cycliste. Tout l’été, il court sur son vélo.
- C’est vrai ce qu’on dit ?
- Quoi ?
- Des coureurs cyclistes... qu’ils ont une petite...
- Bite ? Oh ! Pardon, Madame Marchand...
- C’est rien.. Alors ?
- Ecartez un plus plus les cuisses. Oui, là comme ça. Non, la sienne est normale mais leurs... bourses sont toutes raplapla.
- À force... >>
On rit de bon cœur toutes les deux. Elle est bien jolie Nina. Une friandise. Son coureur est un idiot. Je n’ai jamais fait l’amour avec une femme mais à la voir, ça me donne des envies. Je me demande bien comment ça peut se passer entre deux femmes...
<< Comment me trouvez-vous, Nina ?
- Bien, Madame Marchand.
- Vraiment ?
- Vous savez, j’en vois des clientes.. de toutes les couleurs. Vous êtes une des plus belles. Croyez-moi. Resserez les cuisses maintenant. Il faut attendre que ça sèche. Alors, voyons votre masque. Encore cinq minutes.
- Ça me gratte un peu.
- C’est normal. C’est un nouveau produit oxygénant qui nettoie la peau en profondeur. Vous verrez, c’est très efficace.
- Et mes seins, comment les trouvez-vous ?
- Beaux !
- Vous me dites ça pour me faire plaisir.
- Je vous assure, Madame, je suis une personne très sincère.
- Dans le commerce il faut parfois savoir flatter la clientèle..
- Si je ne le pense pas, je ne le dis pas. Si je le dis, c’est que je le pense. >>
Elle a une bouche superbe... charnue, et les dents plus belles encore que Marie-Jo. Elle s’avance, elle se penche... À chacun de ses mouvements sa blouse fait des plis pour épouser le volume de sa poitrine et le creux de ses reins.
<< Nina, si j’osais...
- Quoi, Madame ?
- Vous me montreriez vos seins ?
- C’est que... ça me gêne un peu...
- Nous sommes entre nous ici...
- Si on me voit, je risque ma place.
- Je vous jure de ne le dire à personne. >>
Elle jette un coup d’œil dans le couloir, referme la porte avec précaution puis entreprend le déboutonnage de sa blouse en se mordant les lèvres. Et le rideau s’ouvre, et sa poitrine à moi se révèle, amplitude pain-d’épices dans un soutien-gorge en dentelles à petites fleurs roses et jaunes. N’osant me regarder, elle dégrafe le soutien-gorge sur le devant et libère les mamelles ambrées, magnifiques... Je la contemple... muette, ébahie par la révélation de cette impudique figure de proue. La voyant hésiter, prête à remballer son trésor, je lui sors en bafouillant : << Vous... vous avez de beaux seins, Nina. >> Bref, une banalité sitôt suivie d’une phrase d’une inexplicable désinvolture: << Je peux les toucher ?
- C’est que... ça me gêne...
- Vous touchez bien les miens, voyons.
- D’accord mais juste un peu. >>
Je passe mes doigts sur la peau frémissante du sein droit, j’en mesure le galbe, la texture, l’élasticité. Je pose mon doigt sur le téton... Comme je m’attarde, elle se redresse et réajuste son soutien-gorge et sa blouse.
<< Vous me faites faire de ces choses...
- Vos seins sont plus fermes que les miens. Vous avez quel âge, Nina ?
- Trentre-deux ce mois-ci.
- Moi, quarante passés...
- Sur vous, l’âge ne se voit pas. Vous n’avez même pas une ride sur le visage.
- Vous êtes gentille.
- On enlève le masque. Fermez les yeux. >>
Je me sens toute bizarre, frémissante, troublée, excitée... Je n’ose me l’avouer mais le spectacle de sa poitrine dévoilée m’a fait de l’effet. Je n’ai pourtant jamais été attirée par une femme. Il est vrai qu’aucune jusqu’à présent ne m’a montré ses seins comme elle. Je suis folle ! Mon mari chasse les mouches et moi j’ai des désirs saphiques. Vraiment...
<< Tenez, regardez dans le miroir. Regardez comme vos joues sont fraîches et votre bronzage n’a pas bougé.
- En effet. Merci Nina. Question bronzage, mes seins et mes fesses ont manqué sérieusement de soleil.
- Un peu d’UV directionnels et votre peau sera uniformément bronzée...
- Comme la vôtre.
- Oui mais moi, je suis tombée dans la potion magique quand j’étais petite... Tournez-vous. Je vais vous faire un massage. >>
Elle renverse une bouteille sur la paume de sa main droite, la frotte sur sa main gauche et commence a me masser. J’adore ce contact précis et ferme, le mouvement appuyé et qui va et revient comme une vague. Je pense aux mains de René qui ne les a pas posées sur moi depuis bien longtemps. Je pense aussi aux grosses mains de Luc qui me pétrit les fesses comme de la pâte à pain.
<< Comment trouvez-vous mes fesses, Nina ?
- Madame Marchand...
- Appelez-moi Babeth, d’accord ?
- Ce n’est pas professionnel, ça, vous savez ?
- Alors ?
- Elle sont belles, bien sûr. Vous avez une jolie cambrure et pas de cellulite, ce qui est plutôt rare.
- Massez-moi un peu les fesses, Nina.
- Je ne peux...
- Allez... pour me faire plaisir. >>
Elle ne répond pas, continue à me masser le dos. Je m’en veux de lui avoir demandé ça. Quelle idée ! Que va-telle penser de moi ? Que je suis une gouine... Mais voilà que ses mains huilées s’emparent de mes fesses, me les massent, les caressent, les pétrissent. Je ferme les yeux et me laisse aller à cette volupté espérée, présente, exquise. Elle me masse une fesse, puis l’autre, les écarte, les rapproche, frôle mes lèvres, glisse dans la raie, passe sur l’anus mais s’échappe aussitôt pour retrouver mes reins. Je suis au paradis. Je n’ose penser. Je n’ose parler. Je sais que je jouis d’un privilège extrême. Celle belle princesse insulaire me prodigue des caresses interdites. Elle viole pour moi son éthique professionnelle, elle s’abandonne à la tendresse. Je sais son courage, sa prise de risque, et moi, lâchement, égoïstement, je me laisse faire. Flotte dans l’air des parfums de monoïe et de lilas. Je n’entends que le froissis de sa blouse accompagnant ses gestes et le chuintement de l’air conditionné.
<< Voilà ! retournez-vous !
- Merci Nina. >>
Elle me répond d’un sourire qui me montre toutes ses dents jusqu’à la dernière.
<< Nina, n’allez pas penser que...
- Mais non, Madame... Elisa, ce n’est pas la peine de penser... >>
Je ressors de l’institut tout emplie d’un surplus de jeunesse. Je me sens belle et vivante. J’ai le coeur qui bat encore de ce moment de volupté qui m’a été offert. Je suis légère comme si j’avais fait l’amour. Je marche sur l’eau. Mes cheveux sont des nuages. Je frôle le bitume. Nina est un ange et je suis sa plume.
30 jours au Paradis
ou “Caravan paradise”