G.M.G. BAUR

G.M.G. BAUR
Le pitch :
Antoine, sortant de l’enterrement du fils de son patron, suit une jeune femme mystérieuse : Harmonica. Elle l’entraînera dans son univers et fera de lui le bras armé de sa vengeance.
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Des fois, je me dis que tout cela n’a jamais eu lieu, que c’est là pur produit des divagations de mon imagination. J’arrive même à m’en persuader. On a beau vivre dans les années deux mille, l’immortalité même provisoire n’est pas pour demain.
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C’est vrai, c’est pas juste, mais ça lui pendait au nez, au fils, à force. On ne fait pas les quatre cent coups du fric plein les poches avec une bande de petits bourges camés dans son genre sans y laisser des plumes.
Son père est là-bas, en face, figé, central, inexpressif. Sa dynastie l’encadre. Alignée devant le caveau de famille, elle lui fait deux grandes ailes de corbeau bien nourri.
Ses employés réunis pour la circonstance auraient aimé le voir animé d'un peu de tristesse, voire tordu d'un peu de douleur. Non, le boss tient son rang et sa place. Drapé dans son costume noir impeccable, le cheveu blanc bien peigné, le menton carré bien rasé, les chaussures bien cirées, il incarne.
Moi, Antoine, je suis là, debout comme les autres, luttant pour garder l'équilibre. Je pense aux vivants, à leur incessant souci de verticalité et à tous ces morts horizontaux, là, sous mes pieds. Ce doit être ça le pourquoi de toutes ces croix dans les cimetières. Un rappel à l’ordre.
Mais loin de moi ces pensées perpendiculaires, je suis venu pour faire acte de présence, pour faire corps avec le corps de l'entreprise. Tous unis et réunis au delà des hiérarchies dans une compassion retenue, digne et "sincère", voilà notre mission.
Inspiration... Expiration... Coup d’œil sur ma montre : neuf heures pile. Surprendre les aiguilles dans une orthogonalité parfaite me rassure. C’est une perfection éphémère, je le sais bien, mais ça me plaît. Une petite satisfaction au milieu d’une grande douleur est toujours la bienvenue.
Douleur, douleur... c’est un bien grand mot. Tout le monde le détestait ce jeune abruti arrogant et vaniteux. Je suis prêt à parier que sous le masque la famille doit se dire “ bon débarras ! ”
Arnaud... Il est venu me voir, y’a pas huit jours, pour me montrer sa dernière trouvaille : "Crashtruck III". Il a voulu m'en mettre plein la vue avec cette simulation de conduite automobile dans les ruines d'une cité aztèque aux mains de vilains androïdes kamikazes. Et il s'en sortait pas mal, cet idiot. D'ordinaire, à vingt ans, on a autre chose à faire qu'à jouer aux jeux vidéo mais bon, pas lui. Chacun son truc. Plutôt que de s'acharner sur les études, il passait son temps à branler son joystick. Gageons qu'il en tirait du plaisir...
C’est son père qui m’avait demandé de l'initier à l'ordinateur. Il y a deux ans de cela. J’ai voulu lui apprendre Word, Xpress, Photoshop, HomePage, Illustrator, lui faire découvrir de nouvelles applications mais, rien à faire, seuls les jeux l'intéressaient. Il s'achetait tout ceux qui sortaient, tous ceux qu'il trouvait, et ça lui coûtait une fortune. Il me disait souvent qu’il s’en foutait, que son père avait les moyens. C'est vrai, faut avoir les moyens pour se crasher en Ferrari et s'offrir une place au Père Lachaise.
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Le ciel est plein d'oiseaux, des pigeons, des moineaux, des rouges-gorges et des bancs d’étourneaux qui volent et se posent et s’envolent, voltigent et virevoltent en piaillant. Ils s’en paient une tranche les volatiles. Sûr que de là-haut ils rigolent de nous, humains rampants, inhumés et inhumants. Chez eux, quand on casse sa pipe on n’en fait pas un fromage, on tombe et puis basta. Pas de chrysanthème, pas de cercueil, pas de blabla. Les oiseaux se foutent des mondanités.
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Je n'aime pas les enterrements. Ces odeurs de terre mouillée, de fleurs coupées et de regrets éternels, ça oblige à penser au sien et ça n’a rien d’agréable. Pourtant, je le reconnais, c'est un bel enterrement, ce qu'on appelle un enterrement de “ première classe ”. Il y a foule, des gens à ne plus savoir qui est qui, des fleurs à ne plus savoir où les mettre : c’est pas tout le monde qui peut s'offrir une cérémonie pareille. Il est vrai que mon patron n'est pas n'importe qui. On peut même dire que c’est quelqu’un et, qu’en la circonstance, il a mis le paquet. Je ne lui en fais pas reproche. Il faut bien tenir son rang. Et puis, c'est pas tous les jours qu'on enterre son fils unique.
Je me suis placé derrière, à la périphérie. Je peux me permettre cette distance car je fais mes 1m 80. Le patron ne pourra pas manquer de me compter parmi les présents. Qui sait, cette allégeance de cimetière jouera-t-elle en ma faveur dans les prochaines augmentations de salaires.
Il y a bien deux cent personnes groupées autour du caveau. C'est une sorte d'essaim attendant l'envol. Normal au printemps. Et les mots du curé bourdonnent au dessus des coiffures comme des abeilles sur un pot de confiture.
Chacun des employés ici présent, debout, immobile, pense à son miel. Le curé aussi sans doute. À moins que ce ne soit un évêque. Le patron peut bien s'offrir un évêque, lui qui s'est offert une Testa Rossa.
Coup d’œil sur ma montre. Surprise ! il est toujours neuf heures. Si le temps s’arrête dans les cimetières pour les morts, il ne s’arrête pas d’ordinaire pour les vivants. À la réflexion, ce doit être la pile. J’aurais dû la changer depuis longtemps. J’aurais dû. Me voici donc hors du temps pour un moment. Autant en profiter. Tiens, je vais voir qui est là, qui je connais, histoire de me distraire.
Là, c’est Ducru, la secrétaire, celle du patron. "Balai-brosse" qu'on l'appelle à cause de sa coupe. C'est une vraie ronce mais qui connaît son boulot. Là, c’est Prégnot, le sous-directeur-en-chef avec sa moustache à la Zorro et son dos courbé à force de cirer les pompes du boss. Et là, Perrugaz, le dircom qui se la coule douce à faire le catalogue bi-annuel. Annette, sa secrétaire n’est pas loin. Elle a du charme, Annette. Elle est presque jolie mais si discrète qu’on la remarque à peine. Jocelyne, elle, difficile de ne pas la remarquer avec sa chevelure rousse. C’est la plus bandante de la compta mais personne n'a jamais pu se la faire vu que son mari est à la DRH. Il est là lui aussi, petit, massif, chauve, la nuque impitoyable. Dans un autre temps, sûr qu'il a dirigé un camp de prisonniers. Et là, c'est Granchaud de la sécurité, un ancien scout. Rangers, treillis et chemise noirs, trousseau à mille clés à la ceinture et la boule à zéro. Il fait peur mais il est gentil comme tout. Il parle à tout le monde de sa mère diabétique et paralytique et collectionne les verres de bière, comme quoi un malheur n'arrive jamais seul. Pépita est à côté, sur la gauche. C'est la punkie qui travaille avec moi. Elle n’a pas eu à faire d'effort pour se mettre en deuil vu que c'est sa tenue habituelle. Ah ! là-bas, c'est Carpin, le chef des commerciaux, pot de colle et compagnie, le genre qui brasse du vent pour faire du chiffre. Ses vaniteux sont là, eux aussi, bien sûr, toute l'équipe. C'est la troupe d'assaut, les conquérants du tuyau, tous costume-cravate et les dents qui rayent le bitume. Là, c’est Bertha du syndicat et Josepha, là, devant. Josepha, la petite portugaise des expéditions que j'ai reluqué un moment et qui s'est fait engrosser par le réparateur des photocopieuses. Elle a maintenant quatre gosses. Quatre en quatre ans. Je l'ai échappé belle....
Les membres de la famille du défunt sont une dizaine. À la gauche du patron se tient une petite femme raide dans un tailleur noir chic. Elle porte une rose en soie noire à la boutonnière, un voile lui masque les traits. Ce doit être sa femme. À moins que ce ne soit la mort en personne qui assiste au spectacle, incognito. Elle en serait bien capable. Peut-être même qu'elle est de la fête à tous les enterrements, va savoir...
Il y a une cinquantaine de personnes que je ne connais pas, des relations sans doute. Pas des amis. Chez les patrons, il n'y a pas d'amis, il y a des relations. Moi, je n'ai pas d'ami, pas de copain, pas de relation. Je ne sais pas si cela vient de moi ou des autres. Je n'ai jamais su répondre à cette question.
À ma gauche, c’est Balland, le chef de la compta, un type assez rondouillard passionné d’équitation. Son bureau est plein de posters de chevaux. C’est lui qui prend les paris pour le Quinté+ que nous faisons en commun les premiers mercredis du mois. Nous n’avons gagné qu’une fois mille euros. Divisé en quatorze, ça ne faisait pas grand chose.
À ma droite, une inconnue, tailleur et lunettes noirs. Je n'avais pas fait attention à elle, abeille parmi les abeilles. C’est un éclat de lumière, un petit bout de soleil reflété par un anneau d’or qu’elle porte à l’oreille qui m’a fait tourner la tête. Et là ! le choc. Coup au cœur, au foie et à l’estomac. Elle !? Elle ici ? Non. Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas elle... Et pourtant. Terrifié. Je suis terrifié. Je tressaille. Un courant électrique vient de me traverser le corps des pieds à la tête et ma gorge se serre. Comment dire, comment décrire cette impression rétinienne, cette sensation cérébro-spinale ? Je suis tout emporté, grisé, mon cœur bat plus vite, mon sang est plus chaud et je ne sens même plus mes pieds contraints à l'immobilisme. Oui, je viens de voir un corps, le plus beau, le plus magnifique qu'il m'ait été donné de contempler, une œuvre dont la nature elle-même doit être jalouse. C'est un état de grâce, une lumière céleste qui m'envahit, la promesse et la certitude d'une infinie délectation. Dieu, ses anges et ses chérubins sont dans cette apparition, c'est sûr. Comment ne pas croire à leurs divins talents en présence d'une telle œuvre en ce lieu mortuaire ? Comment la nature aveugle et obstinée pourrait-elle seule aboutir à une telle perfection ? C’est elle... Ça ne peut être qu’elle. Tout en moi la reconnaît. Cette femme, à côté de moi, bien droite dans son tailleur, je la connais bien, si bien, trop peut-être... Cette femme, c’est ma mère... morte depuis plus de dix ans.
4
À treize ans et demi je suis allé à l’enterrement de ma grand-mère maternelle. Elle était gentille ma grand-mère. Elle sentait bon. Elle habitait loin. Elle m’offrait des cadeaux et des bonbons à la violette mais, surtout, elle me racontait des histoires ; pas des histoires pour s’endormir, non, des histoires à dormir debout les yeux grands ouverts. Elle attendait une heure propice de l’après-midi où il n’y avait que nous deux dans la maison et s’installait dans le grand fauteuil du salon, me demandait de fermer les volets, les portes, la télé et de débrancher le téléphone, alors, dans la pénombre, elle racontait. Moi, assis en tailleur sur la moquette, j’écoutais.
Je me souviens plus ou moins d’une histoire... Dans un pays très superstitieux il était interdit d’avoir deux filles de plus de treize ans. À l’approche de la date anniversaire les parents tremblaient, les enfants aussi... Le père avait réuni ses frères pour trouver une solution sans déroger à la loi du grand “ Il ” (le “ Il ” de “ Il pleut. ” ou de “ Il est écrit... ”). La mère eut une idée. Puisque mes filles sont identiques, l’une se fera passer pour l’autre. Mettons un cercueil vide en terre et disons que l’une est morte... J’ai oublié la suite du conte. J’entends encore sa voix... Où est-elle avec son sourire et ses histoires...
À repenser au propos de cette histoire je me dis que tous ces rituels accrochés au ciel qu’on nous impose nous collent aux semelles bien mieux que de la merde de chien. Ce n’est en fait que de la programmation basique, un peu de java dans les neurones. Il faudrait avec la souris pouvoir sélectionner le logiciel dictateur et le faire glisser jusqu’à la poubelle, puis aller sur la barre des menus et cliquer sur “ vider la corbeille ”. Si notre dossier système pouvait être aussi simple d’accès que celui d’un ordinateur...
Pour ma part j’aurais bien escamoté mes treize ans. Ce moins d’enfance à subir, ça aurait toujours été ça de gagné. Ma mère n’en avait rien à foutre de mon anniversaire. C’est mon père qui a insisté pour me le souhaiter. Ça ou autre chose, elle s’en foutait. Aujourd’hui, je m’en fous aussi. J’ai jeté le programme “ anniversaire ” avec tout un tas de vieux logiciels résiduels. Je vis au jour le jour, je garde ou je balance ce qui me convient ou pas. Serai-je sauvé par le dieu des ordinateurs ?
Ma mère qui portait sur ses épaules et dans son cœur tout le malheur du monde m’aura au moins appris à vivre avec une certaine distance, à cultiver la transparence. C’est cette transparence qui a développé chez moi cet effet miroir, cet intérêt pour ce que les autres ne voient pas, pour toutes ces choses qui apparaissent et disparaissent à tout moment. Je les perçois, ces choses, avec une acuité remarquable ; remarquable, oui, et pour le moins dérangeante.
Dans ce grand train électrique qui m’emmenait à l’enterrement de ma grand-mère, je ruminais toutes ces histoires bizarres qu’elle m’avait raconté : les sœurs Miroir, la valise du mexicain, les treize ans, l’homme au chapeau bas, la fille à la crête de coq... Et si ce train allait là-bas, tout au bout ? Et s’il allait stopper ses machines au beau milieu du cimetière de ma grand-mère ? Et s’il allait déverser par ses portières tous ses voyageurs les bras chargés de fleurs et de couronnes ? Et si du fond de son trou elle s’en allait raconter à tous l’histoire de la belle orpheline, celle du marchand de tuyaux ou bien celle du prince qui allait trop vite ?
J’aurais bien aimé parler d’elle, de ses histoires avec ma mère mais depuis la fuite de mon père elle ne m’adressait la parole que pour l’essentiel, c’est à dire le minimum. Je crois que si elle avait connu le langage des signes elle ne m’aurait plus parlé du tout. C’est qu’elle était bien obligée de me garder, et moi bien obligé de rester avec elle ; des obligations somme toute assez virtuelles puisque j’aurais pu tout aussi bien foutre le camp. J’avoue ne pas en avoir eu l’idée. Je n’avais pas encore de touche “ escape ” sur mon clavier. Je crois bien que je n’en ai toujours pas. Et puis, même mes lectures, même le ciné et la télé, ne m’ont jamais donné le goût de l’aventure. Le cocon familial, même avec un père absent et une mère muette, restait plus sécurisant que l’étrange univers de ce “ dehors inconnu ”.
Hormis ma mère, il n’y avait d’ailleurs pas trop de problèmes. La maison était à son nom et mon père avait laissé un peu d’argent. Et puis elle allait hériter de sa mère une somme ne lui permettant pas, hélas, de se laisser vivre jusqu’à la fin de ses jours. Je crois que secrètement elle a toujours rêvé d’une oisiveté recluse à la mode des religieuses des siècles passés. Peut-être est-elle née trop tard par erreur...
Dans le compartiment du train où nous étions assis, elle et moi, se trouvaient deux militaires en uniforme, le crâne rasé, la lèvre pendante, luisante, l’air con et hargneux. Ces “ seconde classe ” n’avaient rien à faire en première. Ce qu’ils faisaient ? Ils reluquaient ma mère. Je voyais bien qu’à la mater avec insistance ça leur donnait des chaleurs. Si je n’avais pas été là, je suis sûr qu’ils lui auraient sauté dessus. Je sentais leur impatience croître avec les kilomètres d’autant qu’elle croisait et décroisait les jambes en regardant par la fenêtre. Malgré le chuintement cadencé de la voiture et celui de l’air glissant sur la vitre, l’entreglissement de ses bas faisaient des chuiiit, chuiiit... on n’entendait que ça.
N’y tenant plus, j’ai décidé de quitter le compartiment. J’ai prétexté l’achat d’une boisson au wagon-bar et je suis sorti. Je suis allé au bout du couloir mais je suis revenu sur mes pas et je suis resté là, en retrait, à les observer de biais. Je me disais : ils vont oser, ils vont se jeter sur elle, la violer et qui sait la tuer avant de s’enfuir. Comme ça, je pourrai en finir, être délivré d’elle, de son indifférence, de mes blessures, de sa triste présence... Je me disais en parallèle, pourvu qu’ils ne fassent rien. Pas envie de me retrouver seul, orphelin. Une mère, à tout prendre, c’est beaucoup mieux que rien. Je me disais, je me disais, mais non, rien. Ils n’ont rien fait. Ça les démangeait pourtant de la prendre là, sur la banquette, mais ils n’ont pas osé. Le courage n’est pas le fort des militaires en permission. Il y en a quand même un qui se l’est donnée, la permission. Il a dégainé son arme et se l’est branlée, bouche ouverte, le front en sueur et les joues rouges comme à la corvée de nettoyage. Ça m’a carrément glacé la pudeur de voir ce presque adulte sortir cette chose énorme comme ça, au grand jour. La mienne étant tellement plus modeste, je fus pris d’un doute. C’est vrai que j’étais encore un enfant, mais tout de même... Ma petite queue allait-elle suivre le chemin de ma croissance et pousser jusqu’à égaler la taille d’un pareil engin ? J’étais perplexe, moitié effroi moitié envie... Soudain, le militaire proche de l’apoplexie, bouche ouverte et les yeux blancs eut quelques soubresauts cadavériques puis gonflant les joues comme pour souffler sur une soupe trop chaude, il lâcha tout dans son béret. Son affaire faite, il rengaina et réajusta avec difficulté les boutons de sa braguette. Elle, indifférente à cette marque d’affection, le regard perdu dans le paysage qui coulait comme de l’eau, ne détourna pas la tête. Elle rêvait à ce rien qui était sa vie, à son mari perdu, qui sait à d’autres choses secrètes qui la coupaient du monde. Les deux bidasses sont sortis et, sans même me jeter un regard, se sont dissouts dans la perpective du couloir. J’ai attendu un moment puis je suis revenu m’asseoir sur la banquette. Je lui ai dit d’une voix blanche que le bar était fermé. Elle n’a pas répondu. Etait-elle morte ? Non, l’encolure de son tailleur bougeait à peine, poussé par la respiration. Je n’ai rien dit. Je n’ai rien dit mais j’ai pensé. Difficile de s’empêcher de penser. Je me demandais de quel bois elle était faite. Ce qui m’avait le plus choqué, c’est son indifférence. Elle avait tout vu dans le reflet de la vitre. Elle n’avait pas pu ne pas le voir. Alors ? Elle aurait pu se mettre en colère, chasser les branleurs, crier au feu, tirer l’alarme, mais non, rien. Ses émotions étaient parties avec mon père et elle restait là, seule avec son corps qu’elle portait comme une valise, à bout de bras. Et elle tournait en rond dans sa tête, prisonnière dans sa cellule, usant ses semelles comme ses rêves dans la salle des pas perdus d’une gare désaffectée. Ma mère ? Une vie arrêtée dans un train en marche.
De l’enterrement de ma grand-mère je ne me souviens de pas grand chose, juste que ma mère n’a pas pleuré et qu’elle a décliné l’invitation au repas de circonstance. Elle a déposé un bouquet sur une autre tombe devant laquelle nous sommes restés un moment puis nous avons repris le train l’après-midi même après être passés chez le notaire.
5
Et voilà ! mon acuité maladive me reprend. Elle me prend toujours à revers, cette acuité singulière. Inopinée et dérangeante, voilà ce qu'elle est. Je vois quelque chose et je m'exalte comme un enfant devant un cadeau de Noël. Je me suis arrêté l'autre jour devant un pot de géranium et je suis resté un quart d'heure à contempler le rouge étonnant de sa fleur.
Bon, d'accord, elle ressemble à ma mère mais ce n’est pas elle. Ma mère est morte. Bien morte. Vrai qu’elle a sa beauté et que sa ressemblance est singulière. Tout de même ! il n'y a pas de quoi en avoir des vapeurs.
Pourtant... Pourtant sa proximité me transit, me bouleverse. J'en ai la sueur qui me coule et pour un rien je tomberais à genoux, je la prendrais dans mes bras. Je sais. Concrétiser ce geste me ferait passer pour un fou, un obsédé de cimetière et me ferait perdre le semblant d'estime qu'on veut bien m'accorder faute de preuve. Ce serait, sans l'ombre d'un doute, provoquer la stupeur chez mes collègues, la fureur de mon patron et la perte de mon emploi. À quoi tient une déchéance... Jamais je n'ai ressenti mêlées à parts égales la présence de la pure beauté et l'imminence d'une pure catastrophe.
Je reconnais ses cheveux, sa silhouette, son allure. Que fait-elle à cet enterrement, cette étrangère aux traits si familiers, par quel miracle se trouve-t-elle à côté de moi ? Je m'interroge. J'y renonce. Qu'a donc à faire le mental dans cette affaire ? Qu'a-t-il à s'occuper de sensation et d'émotion ? Les mots sont là, en général, pour brouiller les idées, semer le doute, générer la peur. Il me retient, le mental, et il a raison quelque part. Un homme tiré par le chevaux fous de ses émotions est vite conduit au précipice. Je suis troublé mais calme, enflammé mais conscient. Comme mes pieds, mon émotionnel tente de se maintenir dans un déséquilibre plus ou moins stable alors que mon mental têtu se demande si sa présence est la meilleure ou la pire des choses.
Lui parler; quelle tourne la tête, qu’elle me reconnaisse, moi, son fils. Maman... Même si tu es morte, je ne t’en veux pas. Je suis là, à côté de toi. Regarde-moi. Lui dire... Mais je ne peux rien dire, à peine bouger les lèvres, je me sens paralysé comme au plus profond d’un rêve. Ça crie tout au fond de moi. Je veux que ça sorte ! Non. Antoine, Arrête ! Ce n’est pas ta mère, juste une femme qui lui ressemble et puis, elle a vingt cinq ans au plus alors que ta mère en aurait pas loin de cinquante. Tout de même... cette incroyable ressemblance... Il faut que je lui parle, il faut que je lui dise. Il faut...
Mes pensées circonvolutives font du tricot plus vite qu'à la machine, je m'emballe, je m'emballe, mais la cérémonie prend fin et ma voisine va partir avec son mystère vers d'autres lieux et d'autres regards. Je ressens déjà la tragédie de son absence. Je ne serai dès lors plus qu'un enfant perdu. À avoir entrevu la vraie lumière tout désormais restera dans l'ombre.
Il me faut oser.
Juste un pas en arrière, histoire de la considérer sous un angle plus ouvert. De profil comme de trois quarts, le miracle s'accomplit toujours... Je reviens à ma position première, plus près d'elle, légèrement en retrait.
Oui, il me faut oser.
Oser, alors que le curé conclut son rituel, que le ciel est bleu et que tout le monde s'endort.
Oser, mais oser quoi ?
Laisser ma main faire et se poser sur son épaule ? Ce n'est pas l'envie qui lui manque de jouer les papillons. La chose de prime abord semble légère et facile mais je ne parviens pas à bouger le petit doigt, et mon cœur qui tape a ses barreaux thoraciques avec plus de hargne encore.
Je dois agir. Je vais agir. Je vais... Mais l'essaim se disloque et ma voisine, suivant le mouvement, déjà s'éloigne. Tout ce monde trépignant quitte sa place et ses ankyloses, s'agite, s'aligne dans l'attente de la formalité dernière : serrer en silence cette enfilade de mains inconnues, nues ou gantées, tout en affichant sur son visage les signes d'une plus que sincère compassion. Et chacun de plisser le front, de hocher de la tête, et de se répéter les mots qu'il va devoir dire à Monsieur Mattwell en personne, en ayant l'insigne honneur de se faire écraser la main par sa grosse paluche manucurée de dirigeant d'entreprise.
Condoléances....
J’entre dans le mouvement de la file qui se forme, suivant ma précédente qui à petits pas s’avance. Je la frôle. Attouchements accidentels, délicieuses secousses, je suis au ciel. J'aimerais me presser davantage mais nous voici près du caveau. Coup d'œil sur le cercueil où brille un bout de ciel sur une croix d'argent. Le fils est là, dans sa boîte, conditionné. J’ai un coup de spleen pour lui qui a brûlé sa vie, précipité l’échéance. Moi, je lui survis et cet état de survivance me donne le droit d’oser ma chance, je le sais, je le dois, pendant qu’il est encore temps. Ô comme je me sens vivant, d'autant plus vivant que je m'approche. Ce n’est encore que du désir retenu, du vouloir qui macère, de la potentialité. Je sais, je délire, mais je suis prêt à tout pour saisir cette opportunité magnifique. Je remercie le ciel, le soleil et les étoiles de retrouver ma mère plus jeune et plus vivante qu’avant sa mort..
Mais la voici qui s'écarte pour s'en aller serrer les mains tendues. Je les serre moi aussi ces mains d'ombres, étreintes digitales et furtives.
Condoléances... Condoléances...
De mains en mains, entre fleurs et couronnes, nous approchons du père du défunt. Il donne une accolade appuyée à la belle, échange quelques mots, puis se redresse, plus imposant que jamais. Regard lointain, sourcils épais et circonflexes, mâchoire serrée et rictus aux commissures, son visage marque une dignité affligée et juste ce qu'il faut de reconnaissance pour accuser les courbettes de ses subordonnés. Vrai qu'il y a de l'admiration dans mon regard. Ce type est un dirigeant. En d'autres temps, il serait chef de tribu ou chef de guerre, un chef, quoi. Il en faut de ces meneurs d'hommes. Moi, je préfère suivre. C'est d'ailleurs ce que je sais le mieux faire. La porte s'ouvre et on me prend par la main. Je n'ai rien à vouloir puisque tout m'arrive.
Arrivant à sa hauteur, je tends mon bras et il m'écrase les doigts à en faire craquer les phalanges. Je veux lui dire quelque chose mais aucun mot ne sort de ma bouche. Je veux me reprendre mais il conclut déjà en chuchotant un "Merci, Effner" et passe au suivant. Il se souvient de mon nom. J'en suis flatté. Connaître par cœur le nom de ses employés est l'activité majeure du chef d'entreprise, mais tout de même... Me voici rendu à ma liberté provisoire et à la belle ressemblante que je vois là-bas prendre de la distance. Surtout ne pas la perdre de vue. Je me presse.
6
J’ai déjà osé mais, quand on ose, c'est toujours la première fois. Eve a osé cueillir la pomme alors qu’Adam se tournait les pouces. Je dois saisir l'opportunité. Ô dieu des opportunités, donne-moi le courage de toucher le fruit mur accroché à sa branche. N'est-ce pas dommage de le laisser sur son arbre ? Un fruit n'est pas fait que pour le plaisir de l'œil. Il faut bien, en somme, qu’on le consomme avant qu’il ne se ride et se rétrécisse, se rabougrisse et lentement glisse vers l’inéluctable scandale de son pourrissement.
7
La fille en tailleur noir campée sur ses hauts talons descend les ruelles courbes et pavées du cimetière. Elle fuit ce lieu d’abandon où poussent les arbres et les pierres, impatiente de rejoindre les bruits de la ville, les trottoirs encombrés, le mouvement brownien du monde des vivants. Je ne la quitte pas des yeux. Je sais qu’elle recèle du plein correspondant au vide qui est en moi.
Elle, ma mère ? Sa beauté, c'est certain, s'est incarnée en elle. Une beauté faite pour moi seul qui ait su la voir, la reconnaître. Je sais tout cela mais elle, le sait elle ? On dit que les femmes voient tout, sentent tout, devinent tout. A-t-elle flairé ma présence, deviné mon impatience ?
Elle est revenue sur terre. Elle est remontée des enfers pour me voir, pour me perdre. Comment ne pas y croire ? Mais alors, pourquoi ne pas avoir eu pour moi le moindre regard ?
Elle marche devant moi sur le trottoir à dix mètres, et moi je suis là, à la suivre. Je vais les yeux fixés sur le chaloupé de la fesse, le balancement de la hanche, l'entrecroisement de la cuisse, sur cette chair inconnue et pourtant familière. Je suis sûr qu'elle sait que je la suis. Elle sait que je suis là, dans son sillage, à respirer les molécules tourbillonnaires de son parfum. Elle sait que je suis un doigt tendu vers elle, une flèche dans sa trajectoire, un loup qui la renifle. Elle sait, mais sait-elle que je suis son fils ?
Et son visage ? Quels sont ses traits ? Je ne l’ai vue que de profil, le regard masqué par des lunettes de soleil. A-t-elle ses yeux fatigués, ses lèvres rondes et son si beau sourire ?
Elle marche, elle avance avec son élastique élégance. Moi, je rythme mon pas sur le tempo de son pas, pas à pas. Je pourrais me presser, arriver à sa hauteur, tenter un pas de deux, deux pas de trois, oser quelques mots, entrer en matière, voire en conversation... “ Vous avez l’heure ? ” En l’occurrence, ma question serait totalement justifiée. Je l’imagine me répondre : “ Il est neuf heures pile. ” Ce serait la preuve de notre synchronisation ; la preuve par neuf de notre conjonction dans le même univers. Ma question serait sans doute à la fois pratique et cohérente mais d’un manque total d’originalité. Je dois mieux faire. Ce que j’ai vraiment envie de lui dire, comme ça, à cru c’est quelque chose comme : “ Bonjour, maman, c’est moi, Antoine. ” Oui, comme ça, tout de go. "Maman". Quelle plus belle chose à dire ?
Je sais. Elle va m'envoyer sur les roses, hausser les épaules ou pire, ignorer ma présence. Je pense à ce train d’hier, à son splendide isolement, à sa triste indifférence. Et si elle était faite du même bois, et si le monde n’avait pas de prise sur elle, et si sa beauté était pour rien ?
Elle entre dans un café. Elle s'assoit à une table. Je passe devant elle, hésite une seconde, et vais m'asseoir un peu plus loin, choisissant le bon angle. Elle commande un café crème. Je fais signe au garçon et commande la même chose. Si elle jette un œil vers moi, j'accours. Mais, derrière ses lunettes noires elle a un avantage, elle peut me voir sans être vue. Elle peut surprendre mon regard et faire celle qui n'a pas vu. En tous cas, elle ne tourne pas la tête dans ma direction. Elle regarde devant elle, à sa droite vers le cimetière. Nerveusement, elle s’allume une cigarette.
Au feu ! Je brûle. Oui, je brûle. Je brûle au dedans aussi fort que le foyer de cette cigarette. J'avale mon café pour tenter de vaincre l'incendie qui s’étend mais rien n'y fait, il est brûlant lui aussi. Il faut que je me lève, que je me décide. Il faut. Il faut oser. Oser. Voilà le mot redoutable : oser. Quatre lettres incontournables comme une clé pour ouvrir la porte... ou se prendre une veste, c'est-à-dire une claque, un retour à la case départ. Je vais me décider. Il faut que je me décide. L'acte de décision de mise en mouvement du corps s'échafaude. Reste quelques inhibitions résiduelles à combattre...
Je vais oser.
Plus qu'une question de secondes.
D'ailleurs ma tasse est vide, tout autant que ma tête. Je sens que mon corps va se mouvoir et se lever malgré moi. Qui tient vraiment les commandes à l'intérieur ?
Les clients de la brasserie sont des ombres qui s’effacent. Elle est l'étoile, le phare, la seule lumière éblouissante et moi qui tangue dans la tempête de mes émotions. Oui, elle est ma mère et si elle n’est pas ma mère, elle est mon salut, elle va me sauver du naufrage de ma vie, de mon indifférente solitude, de ma vague inutilité.
Je me lève. Je suis debout. Elle se lève aussi. Elle se lève, mais ce n'est pas pour moi. Quelqu’un vient d'entrer. Mon patron !...
Le boss et elle. Non ! je rêve ! Je me rassois, terrassé, anéanti. Elle retire ses lunettes et lui sourit. Je me cache. Elle pose sa main sur la sienne. Sa jolie main maternelle sur sa grosse paluche directoriale. Il prend à son tour sa main. Ils se regardent comme deux amants. Sûr qu'ils sont amants. Pourquoi lui ? Lui qui a déjà tout et qui tient tout dans sa main que va-t-il aussi me prendre ma mère, vivante ou morte ? Le salaud ! Et c'est lui, ce gras béotien totalitaire, qui va caresser son admirable édifice ? Quel scandale ! Quelle injustice ! Je suis noir de dépit, tout confit de haine. Je vais l’assassiner, lui faire rentrer dans la gorge son affront, son abus de pouvoir. Que n’ai-je sous la main une arme pour lui éclater la tête, le réduire, le pulvériser...
Pourvu qu'il ne remarque pas ma présence et ne m'écrase une fois de plus de sa lourde autorité. Je devine qu'il jouirait de me voir amené. L'enfant jeté au pied de sa mère, l’esclave jeté au pied de la belle, je m'y vois déjà. J’en tremble. Je suis comme cette tranche de cake sous Cellophane posée sur une assiette devant moi. Je suis sec et friable dans ma bulle transparente prête à éclater. Je suis moins que le fond refroidi de ma tasse de café, moins que ce tas de cendre sous une clope écrasée.
Je n'ose plus bouger. Je devrais me lever, me diriger vers lui, lui casser une chaise sur la tête, la prendre par la main et m'enfuir avec elle. Qu'est-ce qui me retient ? Tout. Je suis lâche, je le sais et les chaises sont en plastique. Ah ! si j'avais la force, le courage, la détermination. À quel rayon d'hypermarché trouve-t-on ces qualités ? Qu'importe le prix, je suis prêt à payer quitte à prendre un crédit revolver. Un revolver ! Il me faut un revolver. Et ils conversent. Ils conversent sans se douter de ma tragédie, sans se douter que je les observe caché derrière moi-même. Elle et lui, le salaud. Mais... elle se lève. Et voilà qu'elle quitte la table et sort, s’éloignant à grands pas dans la rue. Le souffle court, je laisse quelques pièces sur la table et sors par l'autre porte.
8
Dans l'action pure plus rien n'existe, pas même la pesanteur. On n'agit pas, ça agit. On ne court pas, on vole. Même le temps étonné s’arrête une seconde pour assister au spectacle. On entre en scène sous les projecteurs et du même coup on n'a plus faim, plus soif, plus mal. Tout le contingent d'un seul coup s'évapore. Un ange ouvre la porte, nous tire par la main et on le suit les yeux fermés, les yeux ouverts, un pied sur Vénus, l'autre sur Jupiter ; on peut cueillir les étoiles et les mettre dans sa poche, éteindre le soleil et avaler la lune, personne ne dira rien. Il y a tout autour tellement de vide, si peu de plein.
9
Elle est là-bas. Je cours. J'arrive à sa hauteur, je la dépasse, je me tourne vers elle et bredouille :
- Ma... Mademoiselle !
Elle se tourne vers moi sans réduire l'allure. C’est elle ! c’est bien elle. Maman !
- Qu’est-ce que vous voulez ?
- Vous parler.
- Foutez-moi la paix !
Au point où j’en suis, il me faut insister. Je ne peux pas la laisser filer ainsi, pas maintenant.
- Mademoiselle ! Ecoutez-moi...
- Quoi ?
- J'étais à côté de vous à l'enterrement. Je vous ai suivie jusqu'à cette brasserie. Je vous ai vue quitter brusquement la table et Monsieur Mattwell.
Elle s’arrête, me plante son regard là, bien au milieu. Des cernes bleus soulignent ses yeux mouillés.
- Qui êtes-vous ?
- Je... je travaille dans sa boîte.
- La Tubestone ?
- Oui. Au service informatique. Et vous ?
- Je suis sa fille !
Elle m’a lancé ça comme on crache par terre, le visage blanc de colère.
- Je suis sa fille "naturelle", poursuit-elle, et ce vieux salaud ne veut rien savoir. Voilà qui je suis.
J'avance un bras hésitant qui se veut protecteur. Elle hésite puis se penche sur mon épaule et pleure. Ses cheveux sentent le lilas ou quelque fleur approchante et revient, fugace, le souvenir de ma mère.
- Ne restons pas là, au milieu du trottoir que je lui dis. Venez, il y a un café là-bas.
Elle acquiesce, marche à côté de moi. Je n'en reviens pas. Pas si lâche que ça après tout... Elle est là, proche, si proche sous son tailleur. Je suis ému, transi. J’ai la chance avec moi. Je joue et je gagne. J’ai osé. Je me sens vivant d’avoir osé. Coule en moi une joie effervescente tout emplie de sa présence et de sa tristesse. Essayons de ne pas être maladroit, d’aller droit sans être trop “ direct ”.
Dans le café "Chez Luc", je choisis pour nous asseoir l'endroit le plus sombre, une banquette éloignée de la vitrine. D'autorité, je commande deux cognacs. Il nous faut bien ça.
- Le salaud ! je vais lui faire la peau, dit-elle.
- Calmez-vous.
- Que je me calme ? Il n'a jamais voulu me reconnaître. Il a ignoré ma mère. Je pensais qu'à l'occasion de l'enterrement de mon demi-frère il serait dans d'autres dispositions... Mais, dans le café, il m'a draguée, moi, sa fille. Vous vous rendez compte ?
Oh ! oui, que je me rends compte. Il faut beaucoup de force de caractère pour ignorer cette féminité-là, résister à ses appâts si proches, d’autant plus proches qu’ils sont pleins de fausse ingénuité, voire d’inconséquence. Elle me parle et je l'écoute comme dans un rêve. Je suis le confident salvateur, l'inconnu rédempteur tombé du ciel, comme la pluie, comme la neige, un ange.
- Ce fumier, poursuit-elle, me dit froidement, bien en face, qu'il préfère faire de moi sa maîtresse plutôt que sa fille. Je rêve !
C’est ma mère tout craché. Incroyable. Je suis en face de ma mère et apparemment elle ne le sait pas. Même voix, même parfum, même façon d’entrouvrir les lèvres et ce nez si particulier qui n’était qu’à elle ; le même, exactement : un peu trop long, légèrement busqué ; une disgrâce étonnante dans ce visage parfait. Il faut que je lui parle, que je lui dise quelque chose, n’importe quoi.
- Vous avez eu de la chance, que je dis comme ça.
- Pardon ?
- Oui, Euh... Comment dire ? Si votre père vous avait reconnue plus tôt vous auriez eue à subir sa détestable présence. Maintenant vous savez qui il est vraiment. Vous l’avez échappée belle.
- Vous parlez d’une théorie ! On voit bien que votre père ne vous a pas manqué.
- Il a quitté ma... mère lorsque j’avais treize ans.
- Ah ! Vous le connaissez ?
- Qui ? Mon père ?
- Non, le mien : Mattwell.
- Si je le connais ? C'est mon patron. Tout le monde le craint. Rien que sa présence terrifie le personnel.
- Voilà des années que j’attendais ce moment là et...
- Je partage votre déception.
- Et vous ?
- Moi ?
- Qui êtes-vous ?
- Je vous l’ai dit, je suis technicien au service informatique. Comme il n'y connaît rien, il me laisse tranquille mais dans les autres services, je vous dis pas. Séchez vos jolis yeux. Tenez. Et je lui tends un Kleenex.
- Merci. Je n’ai pas l’habitude de pleurer.
- Pourquoi m’avez-vous suivie ?
- Vous... ressemblez à quelqu’un... que j’ai bien connu. Alors quand je vous ai vue à côté de moi, je... j’étais... perplexe. C’était elle ou c’était vous ?
- Elle qui ?
- Patron ! remettez-nous deux cognacs ! Ne craignez rien. Je ne suis pas là pour vous draguer. Vous faites quoi dans la vie ?
- Je travaille dans une agence de voyage.
- Je ne vous ai même pas demandé votre prénom. Moi, c'est Antoine et vous ?
- Salomé.
- Salomé ?
- Oui, je sais, c'est tarte.
- Je n'ai pas dit ça. Je trouve votre prénom très...
- Très quoi ?
- Très élégant.
- Voilà, c’est tarte, c’est bien ce que je disais.
Et elle pleure. Juste quelques larmes remontées du fond d’un puits de désespoir. Comme je suis ému de son émotion vive. Comme ses larmes sont belles. Je voudrais les lécher sur son visage. J’en ressens déjà le sel sur ma langue. J’arrache un autre Kleenex au paquet sous plastique que j’ai dans la poche. Je le déplie et le lui tends.
- Non, je vous assure, c’est un beau prénom. Votre mère avait du goût.
- Ma mère ? Je ne l’ai jamais connue. Elle m’a abandonnée quand j’étais bébé. Abandonnée... parce que mon père l’avait laissée tomber, le salaud !
- Vous avez retrouvé votre vraie mère ?
- Elle est morte.
Je ne suis plus à une coïncidence près. Je compatis à cette double disparition lointaine en regardant sa bouche. Elle mord de temps à autres sa lèvre inférieure toute gonflée de chagrin. Ses joues aussi rouges que ses lèvres donnent envie de croquer dedans.
- Il aurait pu s'occuper de moi à la mort de ma mère, mais rien. Pas une aide, pas un sou. Il ne s'est même pas déplacé pour son enterrement. Je suis sûre qu'elle est morte de chagrin.
Tout peut être possible avec elle. Je le sens. Mais est-ce le moment opportun ? Le consolateur doit-il profiter de l'état de faiblesse de la consolée ou attendre une occasion ultérieure ? Nous sirotons le cognac. Je l’observe, confondu, ébahi. Quel âge peut-elle avoir ? Vingt-cinq ans ? deux ou trois années de plus ?...
- Vous l'avez connu ? reprend-t-elle.
- Qui ?
- Arnaud
- Un peu. On n'était pas du même monde. C’était le fils du patron. Son père m'avait demandé de l’initier à l’ordinateur mais...
- C'est lui qui l'a rendu comme ça.
- Comment ?
- Fou. Fou de vitesse, suicidaire...
Elle s’est tue, l’air absente, les yeux vides.
- À l’enterrement, je vous ai remarquée tout de suite, que je lance tout à trac, peut-être pour la distraire, l’empêcher de pleurer.
- Je vous ai vu, moi aussi.
- Vous ne m'avez pas regardé.
- ...
- J'étais subjugué par votre...
- Mon quoi ?
- Votre...
- Allez au bout de votre phrase.
- Votre... o... oreille.
- Mon oreille !? Ça !...
Et voilà qu'elle sourit. C’est beau un sourire qui jaillit au milieu des larmes.
- Je dis "votre" oreille parce que je n'ai vu que la gauche. Je suppose que vous en avez une autre de l'autre côté.
- La voilà, dit-elle, soulevant ses cheveux. Elle vous plaît, elle aussi ?
- Vous ne portez pas d’anneau à l’oreille droite.
- Non. Pourquoi ?
- Comme ça... C’est l’anneau qui brillait qui m’a attiré. Vous savez, comme lorsqu’on joue avec un miroir.
- Et c’est là que vous avez remarqué mon oreille... la gauche.
Comment lui dire qu’elle ressemble à ma mère sans la vexer ?
- J'ai eu en la voyant une sorte d'émotion... esthétique.
- Esthétique ? Vous êtes un drôle de type, vous...
- La pureté de la forme, la beauté du galbe...
- Comme vous y allez !
- Vrai. Ma mère avait de très jolies oreilles...
- Vraiment ! dit-elle en se caressant le lobe.
- On oublie trop souvent ses oreilles.
- Je ne peux pas dire que je les aime, mes oreilles.
- C'est que personne, sans doute, ne vous a appris à les aimer.
Ma réponse nous laisse, elle dans l'expectative, moi dans la perplexité. Alors, gonflé par une bouffée d'adrénaline, je me sens prêt à lui balancer droit dans les yeux la phrase qui tue : << Salomé, vous êtes ma mère, vous ne vous souvenez pas ?. >> Prêt ? Pas si prêt que ça. Je me sens comme ces types debout sur le parapet d’un pont juste avant de sauter à l’élastique. Je la devine, cette phrase, une fois lancée qui tourne dans sa tête, toupie folle qui se cogne, prête à tomber. Va-t-elle se lever, me gifler, et me laisser en plan, déconfit, minable ? Elle me regarde, me considère. Elle se demande qui est cet inconnu à qui elle fait des confidences et qui lui parle de ses oreilles. Elle s’étonne déjà de m’avoir parlé. Elle me scrute, me dissèque, elle fouille tout au fond, déterminée à savoir ce qui s’y cache. Elle avale la goutte de cognac du fond de son verre et le repose sur la table. Comme j’aimerais être cette goutte et glisser sur sa langue, dans sa gorge puis m’évaporer en elle.
- Alors, je ressemble à quelqu’un que vous avez bien connu ?
Que lui répondre ? Je me contente de lui sourire.
- Une petite amie ?
- Une grande... Une grande amie.
- Vous êtes un drôle de type mais j'ai confiance en vous.
- ...
- Vous savez ce qu'on devrait faire tous les deux ?
- ...
- Trouver une idée pour abattre mon salaud de père et votre fumier de patron.
Harmonica