G.M.G.BAUR

G.M.G.BAUR
L’oiseau dans un autre ciel
Les premières pages
1. Eau minérale et gazouillis intempestifs
Elle est là à me dévisager... et moi qui bredouille je ne sais quelle justification de ma présence : << Je... j'aimerais vous parler d'une chose… importante. >> Surprise, elle m'invite à entrer, à la suivre au salon et à m'asseoir sur un large canapé de cuir blanc. Prenant place dans un fauteuil en vis à vis, vers moi elle se penche : << Que voulez-vous donc me dire, cher Monsieur... Frédéric…
Hansen... Frédéric Hansen. C'est à propos de cette histoire que vous nous avez racontée, hier soir, à table... de ce drôle d’oiseau qui vous harcèle au téléphone. Je n'ai pas arrêté d'y penser... J'ai hésité à vous appeler puis... puis je me suis dit que ce serait plus simple de passer vous voir, de vous parler de vive voix. Alors, j'ai pris la liberté de... J'ai préféré... Enfin... Monsieur de Mobuan a bien voulu me donner vos coordonnées.
Ah ! Vous m'intriguez...
Cette nuit, j'ai repensé à un livre que j'ai en rayon dans ma librairie. Il me semblait y avoir lu une histoire semblable à la vôtre. Je me suis relevé pour le chercher et le relire. Il y a de telles similitudes... Il me fallait absolument vous en faire part. >>
Elle me fixe, étonnée, la bouche légèrement entrouverte. Elle n'est pas maquillée comme la veille et la nudité de son visage bizarrement me trouble. Je m'éclaircis la voix et me lance : << Voilà... C'est une suite de nouvelles tirées de faits-divers parus dans des journaux américains. Dans la première partie sont reproduits d'authentiques extraits de presse des années 1930. Dans la seconde, l'auteur part de ces faits pour écrire des nouvelles. Tenez, je vous l'ai apporté. >>
Je sors le livre de la poche de mon manteau, lui présente l'ouvrage relié d'un cuir rouge élimé où l'on peut lire en gaufrage doré : All who wait.
<< Je ne vends d'ordinaire que des livres en français, voire en latin. J'ai conservé celui-ci pour sa curieuse reliure. Il n'a plus trop belle allure, je vous l'accorde, mais n'est pas dénué d'intérêt. Dans la partie où sont reproduits les fac-similés, il y a un article de presse... >> J'ouvre le livre à la page marquée par un bristol. Suspendue à mes lèvres, elle me presse de lire. <<Voilà... La lecture en sera un peu hachée, vous m'en excuserez, je dois traduire en même temps : Mrs Woodlike, âgée de cinquante trois ans, veuve de Mr Edwin Woodlike, a vécu une aventure peu commune. Elle habite une maison à Mounten Lakes dans le New Jersey. Importunée par des appels téléphoniques incessants, elle fit appel à la police du district qui chercha l'origine des appels. Après enquête approfondie, la Compagnie des Téléphones présenta son rapport. Les résultats de l'enquête se révélèrent surprenants. Malgré olus de deux cents appels, aucun n'avait eu pour source un combiné téléphonique extérieur. La communication semblait se produire au niveau du réseau lui-même. Comme vous le voyez, c'est déjà surprenant, mais le plus intéressant, le voici : La compagnie changea trois fois le numéro de Mrs Woodlike, mais les appels continuèrent malgré tout avec la même fréquence. Quant au correspondant... Tenez-vous bien... il ne s'exprimait que par chants d'oiseaux... >> Un « Oh ! mon Dieu ! » arrêtant ma lecture, je lève la tête. Elle est livide, tortillant fébrilement le col de son chemisier. <<Vous ne vous sentez pas bien ?
Si ! si ! continuez, je vous en prie, répond-t-elle, pressante.
Bien, je continue : …que par chants d'oiseaux. Excédée, l'abonnée a préféré se passer de téléphone. Personne, même parmi les spécialistes, n'a pu expliquer le phénomène. Voilà. C'est extrait du New Jersey Daily New's du 7 septembre 1932. >>
Sans voix, le regard fixe sur le livre, elle reste là, tendue, figée, immobile. D’un coup, je me rends compte de ma bévue. Je voulais la revoir avec le prétexte de lui faire part d'un simple intérêt de similitude et la voici plus troublée que jamais. Pourquoi donc ai-je pris la liberté de la bousculer de la sorte ? Visiblement, elle n’était pas prête à entendre ce genre d'histoire et, bon dieu ! je n'ai pas même su envisager une telle réaction. Sa fragilité est pourtant évidente. Je me suis laissé bêtement emporté par la fièvre de la découverte... Quel piètre psychologue tu fais ! Fichue carence, cause première de tous mes déboires…
Comme elle ne dit toujours rien, je tente de trouver les mots pour la rassurer : << Attendez ! Il faudrait s'assurer que les faits sont bien réels, consulter les archives du journal cité, etc. J'ai juste pensé que la coïncidence était assez troublante pour venir vous en parler. Maintenant, je ne sais plus trop si j'ai bien fait. J'espère que ça ne vous a pas... effrayé ?
Non, au contraire, dit-elle, se redressant, je vous en remercie. Il y a tant de coïncidences. Les chants d'oiseaux, la fréquence des appels et le fait que cette dame soit veuve, elle aussi… Et la nouvelle de l'écrivain ? Vous l'avez lue ? Que raconte-t-elle ? Vous pouvez me résumer ?
C'est l'histoire d'une femme qui reçoit des appels téléphoniques anonymes. C'est un oiseau. Petit à petit, elle devient familière de ces appels et finit même par les attendre avec impatience. Un jour, elle comprend que... c'est son défunt mari qui communique avec elle.
–Mon Dieu !
–Oh ! Je n'aurais jamais dû vous raconter tout ça.
–Je vous en prie, continuez ! >>
Me voici au pied du mur, difficile de faire marche arrière. La gorge sèche, je poursuis : << Bien, la suite est complètement romanesque... Elle finit par comprendre le langage de cet oiseau. Son mari lui explique qu'il a été assassiné et que l'assassin la menace, elle aussi. Elle finit par le confondre, le coupable est arrêté et les appels de l'oiseau cessent. Voilà ! >>
Au fur et à mesure de mon résumé, je la vois blêmir, les yeux fixes, se mordant les lèvres... une larme roule sur sa joue, puis une autre et une autre encore.
<< Vous... ne vous sentez pas bien ?
–Excusez-moi. Mais tout cela est tellement...
–Je suis désolé... Je n'aurais pas dû...
–Mais si... Vous avez bien fait. >>
Prenant conscience de ma présence incongrue dans ce frêle univers où je suis arrivé avec mes gros sabots, la gorge serrée, j'avale ma salive. Elle attrape un Kleenex, s'essuie les yeux : << Tout s'éclaire à présent.
–Que voulez-vous dire ?
–Je suis certaine que les appels que je reçois... sont de mon mari. Je le sais. Je le sens en moi... si profondément !
–N'allez pas croire... >>
Mais elle ne m'écoute déjà plus. Son visage s'est illuminé. Le mot “transfiguration” traverse mon esprit tant la chose s'est produite avec promptitude. Bon sang ! Quel idiot je fais ! D'abord je l'effraie inutilement je lui sers sur un plateau des chimères qui sentent le spiritisme et la bondieuserie à plein nez.
<< Si mon mari me téléphone, c'est qu'il n'est pas vraiment mort, vous comprenez ? Il ne me laisse pas seule dans le monde des vivants. Rien n'est coupé entre nous.… Il m'aime encore... Je l'aimais tellement...
–Ne vous emballez pas, l'hypothèse du maniaque au téléphone reste tout de même la plus plausible !
–Oh ! me dit-elle avec un sourire de madone, je ne vous ai même pas offert à boire. Un whisky ?
–Non, merci. Un verre de cette eau minérale, ce sera parfait.
–Comment vous remercier, Frédéric ? Je peux vous appeler Frédéric ?
–Je vous en prie... à la condition que je vous appelle Marie-Ange. >>
Elle acquiesce d'un large sourire, sourire qui éclaire son visage, mais qui subitement se fige : le téléphone vient de sonner. Elle me regarde, inquiète : << Je suis certaine que c'est lui... Tenez, prenez l'écouteur.
–Cui-cui-cui...
–Bonjour l'Oiseau, dit-elle d'une voix blanche. Votre gazouillis est plus fébrile que d'habitude...
–Cui-cui-cui...
–J'ai un ami qui vous écoute, l'Oiseau... Ah ! on dirait que ça vous fait plaisir... Dites-moi… qui êtes-vous, l'Oiseau ? >> À sa question, l'Oiseau raccroche et le bip-bip succède aux cui-cui. <<Vous avez entendu !? Vous voyez... Vous voyez... Je ne suis pas folle... >>
Je reste perplexe. C'est bien un gazouillis. Qui peut donc s'amuser à ce petit jeu ? Nous restons un moment silencieux, sans savoir quoi penser. Elle me propose un autre verre d'eau que je décline. Ne sachant trop quoi faire ni trop quoi ajouter, je me lève pour prendre congé. Sur le seuil, pris d'un doute, je me retourne : << Comment dire ? Ne vous laissez pas emporter par une simple hypothèse même si elle vous semble séduisante. Faites le calme en vous et repensez à tout ça. À mon avis, c'est un farceur, rien de plus. Si vous avez besoin de moi, n'hésitez pas à m'appeler. Je suis à ma boutique très souvent et j'habite à l'étage au-dessus. Tenez, voici ma carte. >>
2. Schnaps-schweeps et canard laqué
L'esprit plein d'interrogations, troublé par cette femme (ce qui est tout à la fois agaçant et me gonfle d'une excitation quasi-juvénile), intrigué par le chant de cet oiseau (ce qui me plonge dans un abîme de perplexité), je marche jusqu'à la place d'Italie où je prends le bus. Assis sur une banquette, me revient notre rencontre de la veille lors de ce repas chez Alexandre de Mobuan.
Plus discrète ou plus timide que les autres convives, le visage peut-être moins attrayant que celui des deux autres femmes présentes, un nez un peu trop long, les yeux un peu trop cernés, elle émettait quelque chose d'indéfinissable, d'imperceptible, quelque chose de concernant et d'incontournable. Cette vibration reçue cinq sur cinq, étais-je le seul à l'avoir ressentie, n'était-elle émise que pour moi ? J’ai croisé trois fois son regard et, chaque fois, j'ai basculé une fraction de seconde. Confronter mon regard n'a jamais été un problème. En moi, un mécanisme inconscient doit assurer un salutaire travail de protection. Je n'ai toujours eu qu'à appuyer mon regard pour convaincre ou en réduire la distance pour recevoir une information. Tout cela se passe dans une tranquille assurance, un confort qui me permet de communiquer, de jouir de quelque jonglerie verbale, d'un bon mot ou d'un trait d'esprit. J'accepte le regard des autres sans pour cela me sentir jugé et, par voie de conséquence, déstabilisé, voire amoindri. Bien sûr, ça n'a pas toujours été aussi confortable. J'ai bien des fois subi ce genre de désagrément dans mon adolescence et dans ma vie de jeune homme, mais tout cela est bien loin et je me suis empressé de l'oublier. Me revient toutefois, comme un flash, le souvenir d'un de ces malaises. Il y a plus de quarante ans...
C’était un de mes premiers conseils de rédaction. On me demande de proposer des sujets. Je me lance, commence à proposer des idées, mais prenant soudain conscience qu'on me regarde, qu'on me jauge, qu’on me juge. Je poursuis pourtant alors qu’un trouble incontrôlable inexorablement m’envahit. Je tente de me ressaisir, de me reprendre, mais le sang afflue par vagues à mes joues, mon visage s'empourpre. Je sais les autres me surprenant rougissant. Je bafouille… Je suis atterré. Un cycle infernal m'entraîne dans une sorte de tourbillon cérébral, mon inconscient ne sachant plus où donner de la tête, le conscient ne sait plus où mettre les pieds. Panique à bord, mutinerie dans la cale, démission sur le pont. Ma tête n'est plus qu'un fruit mûr. Dois-je sortir, fuir, m'évanouir ?… Juste à temps, quelqu'un a l'intelligence de dire : << Il fait vraiment trop chaud ici ! >> et va ouvrir la fenêtre. Tout le monde détourne le regard et se sent soulagé, moi aussi, ô combien ! La tension baisse. Me voici rattrapé de justesse, réintroduit en tant que sujet dans le cercle des autres, réhabilité, débarrassé de la peur insigne que l'être éprouve lorsqu'il ne se voit plus que corps, exposé dans sa nudité et son absolue banalité. Je retrouve enfin mon souffle, mon calme, mes mots, ma stabilité... Bon sang... quand j'y repense...
Cette femme n'a pas provoqué en moi un tel trouble. C'est tout autre chose. Mon regard rencontrant le sien, je m'attendais à une résistance naturelle, celle que la bulle protectrice de chacun exerce pour implicitement affirmer son état d'existant, mais voilà qu'il n'y avait là aucune résistance, rien qu'un grand vide où mon regard s'enfonçait, s'enfonçait, dans une sorte de béance où j'eus pu sombrer à jamais si je n'avais à temps fermé les yeux. La première fois, j'ai cru que cela venait de moi. Confus d'avoir pu la troubler, je me suis alors excusé d'un sourire, sourire qu'elle m'a rendu. La deuxième fois, je me suis senti entraîné plus loin. Fort heureusement ma voisine de table m'avait offert le prétexte de me détourner sans avoir à la fuir. La troisième fois, le même gouffre m'aspira, mais ce fut elle qui ferma les yeux. Jamais je n'ai connu une telle expérience faite de fascination et de vertige mêlés.
Elle était restée discrète au cours du repas, se contentant d'écouter et parfois de sourire, d'un sourire qui s'en allait mourir l'instant d'après. De la timidité ? Je n'en suis pas convaincu. Du retrait volontaire, c'est plus concevable. Une femme malheureuse ? Non. C'était autre chose... Ne pouvant rester dans cette incertitude, je me suis décidé à lui adresser la parole : Et vous, chère Madame... vous qui êtes restée silencieuse, êtes-vous, vous aussi, dans le circuit économique ? Avez-vous une passion cachée ? Vous savez, me répondit-elle d'une voix très douce, je fais un travail sans grand intérêt et je n'ai eu qu'une passion : mon mari. Je sais que ce n'est pas très original, mais voyez-vous, c'est ma passion à moi. Passion très respectable, et qui en vaut bien d'autres ! lui ai-je répondu, tirade qui resta en suspens, sans le secours d'une intervention nouvelle. De Mobuan reprit alors la parole : Marie-Ange est trop modeste. Elle a une passion : les oiseaux ! puis se tournant vers elle : Racontez, Marie-Ange ! je vous en prie.
Rue Monge ! Je m'arrache à mes pensées et descends du bus pour me rendre chez mon ami et confrère Albert Holdenstein. Il est 19h lorsque j'arrive à la hauteur de sa boutique. Fort heureusement, c'est encore ouvert. J'entre, surpris une fois de plus par ce parfum d'encens qui vous transporte dans un autre univers. Mon cher Albert est là, béret, blouse grise et petites lunettes cerclées d'or. S'arrachant à sa chaise, il lève les bras : << Enfin un client ! Je n'en crois pas mes yeux ! Et un client de choix ! Monsieur Frédéric Hansen, en personne !
–Salut vieux book ! Alors ? Comment vont les affaires ?
–Quelles affaires ? Je lis mon stock toute la journée au lieu de le vendre. Il n'y a pas un chat. La crise leur a serré la bourse et ils préfèrent s'empiffrer que de se cultiver. D'ailleurs, je suis en pourparlers pour vendre les lieux, c'est tout dire !... Ça ne lit plus, mon vieux ! Ça ne lit plus ! Et alors, l'ésotérisme ! tu parles s'ils s'en tapent ! Dan Brown a raflé à lui seul ce que des générations d'écrivains ont tenté de gagner avant lui.
–Et bien ! Je vois que tu as le moral !...
–C'est l'heure de l'apéro : un schnaps ?
–Va pour un schnaps !
–Moi, je le dilue avec du Schweeps, ça te dit ? Mon estomac le supporte mieux.
–Un schnaps-schweeps, il suffit d'éternuer pour en commander un ! >>
M'asseyant près du comptoir, je jette un coup d'œil circulaire sur les rayonnages, heureux de retrouver ce vieil ami que je ne vois plus assez souvent, l'un de ceux qui m'ont donné le goût des vieux livres, une quinzaine d'année plus tôt.
<< Eh oui ! reprend-t-il, où sont les adeptes du new age, les amateurs de spiritisme, les babacool du spiritualisme, les chercheurs de trésor, les théosophes, les rosicruciens, les angélistes et les lucifériens, dis moi ? Où sont-ils passés, hein ?... Je vais te le dire, moi. Ils sont devant leurs écrans, les écrans de fumée de la télé, d'Internet, des téléphones et des PC portables et insupportables ! Voilà où ils sont : happés par le joueur de flûte !... Bah ! c'est le siècle qui veut ça. Et la finance qui met son charbon dans la chaudière, à grandes pelletées... et vogue la galère ! et sans se salir les mains, les salopards ! Tout ça aidé par les communicants qui vendraient leur mère à n'importe qui et par le gouvernement qui fait n'importe quoi... Je crois, mon vieux, que la parenthèse Gutenberg se referme pour de bon.
–La parenthèse Gutenberg !?... Tu m'en diras tant... Ferme ta boutique, je t'emmène au Chinois. >>
Un repas chez Tang, c'est rituel avec le Grand Albert dont la taille ne doit pas dépasser les 1m50. Albert est l'un de ces enfants juifs cachés pendant la seconde guerre mondiale. Regroupés dans un orphelinat dirigé par des bonnes sœurs, ils ont vécu quelque temps dans les bois se nourrissant de baies, de glands, de champignons et de racines. Il m'a maintes fois raconté sa terrible enfance, miraculeusement sauvé des griffes des nazis, seul rescapé de sa famille raflée par la police française et exterminée dans les camps de la mort. En bon juif, Albert est un homme du livre et des livres, bien qu'il ne soit nullement pratiquant, reprochant à Dieu d'avoir permis l'abomination de l'holocauste, voire de ne pas exister du tout. Hanté par la Connaissance, il s'est plongé dans la Kabbale puis dans la lecture de livres d'ésotérismes de toutes origines. À force d'en acheter, ayant réuni une quantité considérable d'ouvrages, il se décida un jour à en faire commerce. Il racheta une ancienne cordonnerie et la transforma en librairie.
Comme à notre habitude, nous commandons des nems et du canard laqué arrosé d'un rosé frais de Provence.
<< Et ta boutique, ça marche ? me demande-t-il, sortant ses baguettes de leur étui.
–Je vends plus de belles reliures que de bons livres. J'ai de fidèles collectionneurs et quelques fins connaisseurs. Les dédicaces se vendent bien également, mais je n'ai que trop rarement de très beaux spécimens. En salle des ventes, les adjudications se font à de tels prix que je ne peux pas suivre. Je trouve encore des choses intéressantes dans des rachats de bibliothèques à des particuliers. Bah ! L'un dans l'autre, je m'en sors plutôt bien. Mais, je voulais te parler d'autre chose...
–Tiens donc ! Je me disais que tu ne m'avais pas invité que pour le plaisir. Alors ?
–Tu t'y connais en langue des oiseaux ? Je t'explique... >>
Et je lui raconte : « Costume croisé, cravate satine, le cheveu peigné et coupé au millimètre, un homme entre dans ma boutique et me demande si Arcane 17, en vitrine, est l'édition de 47 sur papier Crèvecoeur. Je me dis : voilà un connaisseur ! Je me lève pour lui répondre qu'il ne s'agit là que d'un deuxième mille, mais qu'en revanche j'ai beaucoup mieux à lui proposer. Je lui présente un exemplaire de la série Hollande Pannekoek avec les eaux fortes de Baskine, ce qui fait germer sur son visage un de ces sourires qui ne trompent pas, tu imagines ! Je lui annonce le prix et, sans sourciller, il me dit qu'il le prend mais qu'il n'a pas la somme sur lui. Je lui réponds que ce n'est pas grave, que je le lui garde. Je sens alors l'homme embarrassé. C'est le genre de situation que je déteste. Je dois me décider sur l'instant pour ne pas perdre cette vente et ne pas mettre en doute sa crédibilité d'acheteur. Enfin... tu connais tout ça. Je lui propose donc, s'il habite Paris, de le lui porter moi-même, mais il me demande de lui apporter le soir même, chez lui, lors d'un repas auquel il me convie : Allons, acceptez ! me dit-il et il sort... Moi, sa carte en main, quelque peu obligé, fort d'une invitation que je n'ai même pas eu le temps de confirmer, je déchiffre les petits caractères en anglaise : Alexandre de Mobuan. Assurances CDAPP. Directeur Général. >>
Albert m'écoute, dégustant le canard laqué, se suçant les doigts avec gourmandise. << Mange ! me lance-t-il. Ne laisse pas refroidir ! Tu as donc fait une belle vente. Je sais que ce livre de Breton est assez recherché. Et alors ? Le soir, tu te retrouves chez ce De Mobuan ? >>
J'enfourne quelques tranches de canard, une boulette de riz cantonais et avale une gorgée de rosé. Surprenant dans le regard de mon ami cette étincelle de curiosité que je lui connais, j’abandonne à regret mon assiette et poursuis : << J'apprends en arrivant que mon hôte a organisé ce dîner pour fêter le retour en France d'une de ses plus chères amies : Coline Muez, une styliste qui va ouvrir une nouvelle maison de couture à Paris. Elle est accompagnée de son mari, un certain Edgar Drols, banquier américain. Le temps de se serrer la main et nous passons au salon où se trouvent déjà deux femmes que je salue. La première qui m'est présentée est une petite rousse, artiste peintre : Cajou Fendes ; la seconde, une femme d'une quarantaine d'année, jolie brune : Marie-Ange Boisaime... Au cours du repas, cette femme nous raconte une bien curieuse histoire : l'étrange relation téléphonique qu'elle entretient avec un oiseau. Elle reçoit journellement sur son appareil fixe des appels téléphoniques d'un mystérieux interlocuteur qui ne s'exprime qu'en gazouillant. Oui, imagine : en gazouillant ! Agacée, fâchée, puis effrayée, elle a voulu déposer une plainte au commissariat de son quartier, démarche qu'elle n'a osé faire. Pour un temps, elle a débranché son téléphone, mais lorsqu'elle l'a rebranché les appels ont repris. Arrivée à sa conclusion, tu t'en doutes, son histoire soulève mille questions parmi les convives, mais elle explique qu'elle a déjà exploré tout ce qui lui semblait du domaine du vraisemblable. Je lui demande alors pourquoi elle n'a pas changé son numéro. Je ne veux pas... Je ne veux pas que ce soit lui qui gagne, me répond-t-elle, déterminée, ce qui laisse la tablée sans voix, tu imagines. C'est un dérangé mental, affirme l'une. Il se serait lassé ! réplique l'autre. Vous vous rendez compte ? Depuis un mois !? En général, souligne un troisième, ce genre de coups de téléphone est le fait d'obsédés sexuels. Me décidant à entrer dans le jeu des hypothèses, j'enchaîne en disant qu'un malade du téléphone ne pourrait pas tenir si longtemps sans lâcher à un moment ou à un autre quelques obscénités.
En effet ! Et ensuite ? >> Je lui raconte le livre de nouvelles en anglais, la similitude, ma visite chez cette Marie-Ange... << Et puis, j'ai repensé à ce que tu m'avais raconté un jour sur la langue des oiseaux... >>
Je termine mon récit alors que nous dégustons du gingembre confit découpé en fines lamelles et présenté dans une soucoupe ornée de dragons terrifiants. Albert, l'air pensif, retire ses lunettes, en nettoie méticuleusement les verres avec sa serviette puis, s'apprêtant à ouvrir la bouche, se voit arrêté dans son élan par la présence du serveur nous proposant un alcool de riz. Nous acceptons de concert. Deux petites coupelles de porcelaine sont déposées devant nous et chacun de se pencher pour débusquer la pin-up qui se cache tout au fond. La mienne exposant ses rondeurs sans la moindre pudeur me fait un signe de la main, impatiente sans doute qu'enfin je la rejoigne afin d’honorer sa beauté asiatique. Viens ! me crie-t-elle. Sors-moi de ma prison de verre et, tel le génie de la lampe, je réaliserai tous tes désirs ! Je lui décoche un sourire de connivence mêlé d'un regrettable constat d'impuissance. Elle, dans son monde ; moi, dans le mien. Quel triste destin... Abandonnant cet amour à jamais impossible, nous buvons d'un trait et la pin-up disparaît.
<< Tu vois, mon cher Frédéric, la vérité est de la sorte cachée au fond d'un verre vide. Pour la voir toute nue, il faut une dose d'alcool : sans cet apport : pas de petite pépé ! Si tu ne bois pas, tu la contemples à loisir, mais si tu bois, tu la perds : un vrai supplice !
–Ce qui, d'après toi, veut dire ?
–Premièrement, qu'il faut bien choisir. On ne peut obtenir deux plaisirs à la fois. Deuxièmement, que pour savoir la vérité sur ton oiseau, il faut quelque chose de plus.
–Et quoi ?
–Quelque chose de plus, pour avoir la bonne focale, pour que ce qui est flou devienne net !
–Une paire de lunettes ?
–Ce n'est pas bête, mais ce serait trop simple. Il faut aussi le bon regard. Celui qui ne sait pas ne voit rien et parfois celui qui sait ne voit rien non plus ! Alors... Ton oiseau fait sonner le téléphone, c'est un fait. Elle entend son chant, c'est un fait. Tu l'as entendu aussi, c'est un fait. Sache que vous n'êtes pas les premiers à entendre des voix ! et ce qui fait tourner les tables, éclater des ampoules, bouger des meubles, est bien capable de faire sonner un téléphone. J'ai dans ma boutique des dizaines de livres qui relatent ce genre de faits inexplicables, mais la science qui ne peut les réduire à l'expérimentation les réfute. C'est que la science en ce monde a le pouvoir, mon vieux, alors qu'elle n'a mis en équation qu'une partie de la Connaissance. Elle a mis en évidence le boson de Higgs… et alors ? Elle pose son rationalisme en un dogme qui devrait régir toute manifestation. Moi je sais ! crie-t-elle. Moi, je sais ! Ils croient savoir... Ils disent la science n'est pas une croyance mais une certitude, tu parles !
–Et alors ?
–Ils ont bien souvent raison. Ton oiseau a de grandes chances d'être une manifestation rationnelle, crois-moi. Il faut prendre la chose comme telle, même si on ne peut l'expliquer. Voilà ! et maintenant que tu lui a mis dans la tête que ça pourrait être une communication avec son défunt mari...
–Je me sens un peu coupable...
–Coupable… coupable… Je vais te dire quelque chose que je n'ai encore jamais dite à personne. Je suis un rescapé, tu le sais, un miraculé disent les chrétiens. Je devrais en être heureux, me sentir élu, et bien, c'est tout le contraire. J'ai traîné et traîne encore une culpabilité qui me serre la gorge tous les matins : la culpabilité d'être en vie ! Eh oui ! d'être en vie alors que les autres sont morts. J'essaie d'être stoïcien, un adepte du carpe diem, mais rien à faire : ça me ronge. Tu vois, je me sens coupable alors que je n'y suis pour rien. Alors, ne me parle pas de responsabilité ! Elle est jolie au moins ?
–Qui ? Quoi ?
–Et bien, cette Marie-Ange... Tu en parles avec des étoiles de David dans les yeux. Serais-tu amoureux ?
–Tu es devin ou quoi ?
–Pas la peine d'être devin pour deviner que tu n'es pas dans ton état normal... Alors ?... Te voilà reparti pour un tour ? Tu n'as pas honte à ton âge ?
– Eh ! Tu crois qu'il y a un âge pour ça ? Je suis en pleine forme !
–Je t'entends encore me dire que les femmes, c'était fini pour toi... que tu avais envie d'avoir la paix. Je me trompe ? Ah ! fontaine... >>
Nous recommandons deux nouvelles pin-up noyées dans l'alcool de riz.
<< Quant à la langue des oiseaux, ça n'a rien à voir avec ton oiseau téléphonique et encore moins avec les oiseaux réels... Tu connais la maxime : Les écrits restent et les paroles s'envolent ? Et bien, avec la langue des oiseaux les paroles s'envolent... comme des oiseaux. C'est en fait une façon ancestrale de construire et déconstruire le langage pour en extraire le vrai sens et acquérir un peu du savoir occulté par les pouvoirs. Par exemple : savoir, c'est connaître à la première lecture, mais si on oublie l'écrit et qu'on laisse chanter le mot, c'est aussi s'avoir donc être à soi, se posséder et donc conquérir sa liberté, tu saisis ? Avoir, c'est aussi a-voir avec un a privatif : ne pas voir. En fait, c'est considérer que le mot est un hiéroglyphe à déchiffrer... tu vois, c'est simple ! En fait, non, ce n'est pas simple… c'est même très compliqué. Ça fait appel aux symboles, aux mythes, à la Genèse ... C'était très en vogue au Moyen Age chez les constructeurs de cathédrales qui cachaient sous des textes anodins leurs secrets de fabrication et chez les troubadours qui chantaient des paroles à double sens. Rabelais l'utilisait et demandait au lecteur d'extraire de ses écrits la substantifique moelle. Les traités d'alchimie étaient bien sûr rédigés de la sorte... Tous les érudits d'alors cherchaient l'or philosophal. Aujourd'hui, ils ne cherchent plus que de l'argent. Le veau d'or, mon vieux ! Le veau d'or est une vache à lait qui pisse de l'argent... et le veau dort en chacun de nous. Le général de Gaulle avait vu juste... >>
L'écoutant, je repense à l'un de mes rédacteurs en chef qui me disait : Au lieu de faire de la littérature, lis tes ratures ! Il utilisait la langue des oiseaux sans le savoir.
<< Si je me souviens bien, lui dis-je découvrant une nouvelle pin-up au fond de ma tasse, Lacan pratiquait de la sorte ce travail sur le langage, non ?
–Ah ! Lacan ! le beau parleur... Jung le faisait avant lui !... J'imagine le jour où il est tombé sur un traité de hiéroglyphie, il a dû se dire banco ! je vais aller fouiller dans l'inconscient de mes patients en analysant les structures cachées de leur langage. Ma foi, c'était du nouveau en regard de Freud qui, lui, se reportait aux mythes...
–Et au sexe !
–De toute façon nous sommes tous mus par la tête et par la queue, mon cher Frédéric... et l’on n'attrape pas les oiseaux par la tête... >>
Le pitch :
Un libraire rencontre une femme qui reçoit des appels téléphoniques étranges : rien que le chant d'un oiseau....