G.M.G. BAUR

 
 
 
 
 
 

                            ( Editions NP, Nicolas Philippe, 2002)


Kolosse, un chien errant, est recueilli par quatre familles successives. Sa présence va catalyser les passions et les drames, changer le destin de chacun.  Kolosse, pourtant,  n’est qu’un chien, un chien qui aime les hommes, trop peut-être ?







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                                                     1


Il vient bien de quelque part, oui, mais d'où ? Il ne le sait pas ou ne le sait plus. Et puis, après tout, il s'en fout. Il n'a rien à savoir puisque c'est un chien et qu'un chien, ça ne sait pas. Ce qu'il sait, c'est qu'il est pratiquement mort. À force de marcher à la renifle et de ne rien trouver à se mettre sous la dent, il s'est arrêté là, devant cette grille noire, exténué. Il n'en peut plus de tirer la langue sous le soleil et de dégouliner sous la pluie. Qu'on le laisse crever tranquille et surtout qu'on enterre ses os !






               2


Éléna est seule dans sa chambre. Moquette gris perle, meubles Louis XV. Elle essaie un déshabillé de soie blanche parsemé de petites fleurs roses et garni de dentelles, une folie bien griffée qu'elle s'est offerte en douce, une surprise pour Herbert, son mari. Elle aime l'émoustiller mais pas trop car son poussin est un rien pudibond, ce qui ne lui déplaît pas, un homme même dans l'intimité se devant d'avoir une certaine retenue. Elle se regarde dans le miroir de sa psyché. Elle se trouve plutôt jolie. Elle aime qu'on lui dise qu'elle est jolie, ça la fait frissonner.






                                              

                                                 3


Joël n'est pas plus mal qu'un autre, un peu râblé peut-être, un peu bronzé sans doute, un peut court du front sûrement, mais franc du collier et à la limite sympa pourvu qu'on le fasse pas chier. D'ailleurs, pour éviter les emmerdes il a choisi un job plutôt cool : la broque. Pas la brocante installée, genre boutique, non. Cette brocanterie là, ça coûte, ça oblige à déclarations et donc, ça craint. Lui a choisi la brocante nomade où on déballe sa trocaille sur le trottoir d'un quelque part jamais pareil, dans des villages de préférence où on remballe le soir en comptant quelques billets bien à soi sans rien devoir à personne.







                                                  4


Pierre a le regard à l'envers, tourné vers l'intérieur. L'homme de la caverne de Platon, c'est lui. L'habitant de la face cachée de la lune, c'est lui. On pourrait le croire un rien pervers avec sa façon de donner du bâton et de caresser les visages, à sa démarche hésitante frôlant les murs et à cette manie de porter des lunettes de soleil, nuit et jour, et jusque dans son lit. C'est qu'il vit dans l'obscur, Pierre, dans un monde de formes tapissées de velours noir que lui seul explore. Et même s'il le voulait, il ne pourrait jamais allumer la lumière vu que, la lumière, ça n'existe pas.






                                                 5


Antoine prend son journal et s'installe dans l'une des chaises longues du jardin. L'air est doux et charrie un parfum de muguet arraché aux plates-bandes. Il hume ce cadeau de la nature, se félicitant une fois de plus de vivre sa retraite à la campagne, puis s'allume un corona, rejetant une fumée aussi bleue que le ciel dans un long soupir de satisfaction. C'est qu'il ne peut fumer que dehors, Flore, sa femme lui interdisant le cigare à la maison. Il lui concède cette exigence qui, après tout, ne lui coûte pas grand chose, la concession restant la clé de voûte de l'édifice conjugal.






                                                         6

 

Tant qu'à faire, mieux vaut faire de vieux os. Mange ta main, garde l'autre pour demain. Couché ! au pied ! debout ! papatte ! les humains sont insupportables, abscons, bizarres, imprévisibles, et pour tout dire un peu fous, mais faire de vieux os c'est forcément les rejoindre et accepter leur compagnie. Il suffit alors de leur faire croire qu'on les comprend. Un toit, une gamelle pleine et quelques signes d'affection valent bien quelques arrangements. Et puis, un peu de lâcheté ne saurait nuire à de bonnes relations...

Un  os ! n'importe lequel, mais un os ! Il en rêve, Kolosse, il en veut. Hélas, le rêve est un aide-à-vivre qui ne nourrit pas son chien. Qu'importe, s'il n'a que ce trompe-la-faim à se mettre sous la dent, pourquoi ne pas s'en servir ? Un demi sommeil devrait même suffire... L'idéal serait d'attaquer par une poignée de petits os frais genre crackers apéritif et, pourquoi pas, encore bardés de leur chair encore chaude, tendre, juteuse... Avec juste ce qu'il faut de salé, de poivré, de persillé, ces petits canapés sont vraiment parfaits pour s'aiguiser la truffe et se mettre en bouche. Hélas, ils sont un peu courts pour se caler l'estomac. Il lui faut du consistant qui réchauffe, pas de la nourriture de salon. Tiens ! un os de boucher, un de ces gros os frais, brillants, bien ronds, bien lisses et qui sentent encore le billot, ils sont nourrissants ces os-là. À moins qu'une côtelette de mouton… ? Là, il exagère. Même en rêve, comment peut-il espérer mordre dans une côtelette de mouton ? Il faut avoir un maître, un vrai, un foyer bienveillant, pour tout dire de la chance. Et la chance, ça ne se trouve pas sous le sabot d'un cheval, encore moins sous le pied d'un mouton et carrément jamais sous une patte de chien. Trouver un berger et garder son troupeau serait le rêve idéal mais où se cachent-ils les bergers ? Il soupire. Une côtelette de mouton !... Le mœlleux et le ferme réunis en d'exquises proportions, de quoi s'exciter les canines et les molaires, se tirer le jus des glandes et se mettre les papilles au garde-à-vous. Et comme dessert ? S'il prenait un vieil os blanc ? Blanchis au soleil, lavés par la pluie, ils ont un goût de biscuit qu'aucune croquette industrielle ne saura jamais égaler. Encore faut-il en trouver un. Avec leurs machines ramasse-tout, on ne trouve plus rien. Soupir. À penser à tout ça, l'estomac est encore plus creux, la gorge encore plus sèche. Un os ! Il est prêt à tout pour en avoir un, Kolosse, même à faire le beau, le susucre à sa mémère. Plus question de faire le fier quand on a faim.

Il est couché dans cette entrée d'immeuble. Des gens passent, entrent, sortent, mais personne ne semble le voir. La misère est quelque peu transparente, c'est vrai, mais tout de même ! Qu'un mendiant crasseux, aviné, indiffère la foule des passants et joue à l'homme invisible passe encore ! la charité entre humains, la compassion, voire la condescendance, demande une bonne vue, de la disponibilité et un certain courage, mais un chien ? Les hommes sont toujours émus par le spectacle d'un chien d'autant qu'il se montre abandonné, mouillé, solitaire... Alors ? Qu'est-ce qu'ils attendent pour le faire entrer, pour le sortir de là ?






                                                     7


Éléna ne manque de rien, ou presque. Elle est encore jeune, la taille fine, les seins fermes et les ongles faits, mais elle n'est pas et ne sera jamais - elle le sait trop bien - une beauté de magazine. Elle est même pleine de défauts qu'elle s'évertue à maquiller avec des crèmes de jour, de nuit et d'entre deux. Par exemple, ce grain de beauté sur la lèvre supérieure, là, près de la commissure gauche, elle le déteste. Chaque fois qu'elle voit, elle enrage et soupire. Pourquoi a-t-il fallu qu'elle hérite cette "indélicatesse" de sa mère ? Et son père qui lui a légué ses yeux rapprochés et son nez retroussé au bout un peu fort ! Ah ! si son menton était plus finement arrondi et son cou plus long... Il faudrait tout reprendre à zéro, oser la chirurgie esthétique ; mais, se faire entailler la peau.... Elle imagine le tranchant de l'instrument chirurgical incisant la chair et libérant par saccades cette bizarrerie de sang rouge cerise qui pulse en elle. Sous la frivolité se cache l'organique et, sous le plaisir, la douleur. Elle le sait ça aussi mais voilà, comment ne pas y penser ?... Ce qu'elle redoute, c'est l'anesthésie. Des millions de gens se font anesthésier sans problème mais traverser cette petite mort provisoire la pétrifie. Ce qu'elle redoute encore, l'opération finie, c'est de découvrir dans la glace un reflet d'elle qui ne serait plus elle. Alors, tant qu'à faire, autant rester comme elle est, d'autant que la somme de ses défauts lui fait un assez joli visage... Elle a de la chance après tout... et son mari aussi.






                                                           8


Jojo, bonnet et blouson kaki, broque les dimanches et parfois les samedis, passant le reste de la semaine à chiner, à faire les encombrants et les poubelles, à ramasser ce que les gens abandonnent devant leur porte et qui peut encore servir. La broque c'est pas le Pérou mais c'est peinard. Ça va, ça vient, suffit d'avoir l'œil ; c'est le troc des trucs, des machins et des machines, des bibelots et des bidules, des vieux vélos et vieilles pendules, des vieux bouquins, des gamelles rouillées, des buvards oubliés, des fripes, des nippes, des surplus sans oublier la verroterie dépareillée, la vaisselle ébréchée, l'argenterie désargentée, et les cuivres, les régules et autres ferrailles, avec toujours l'espoir de tomber sur un "renard", un truc qui a échappé à tout le monde, aux collectionneurs à sang chaud comme aux experts à poil ras et qu'on expose comme un trésor bien décidé à ne le lâcher qu'à prix d'or ou alors à la moitié ou bien, au pire, au quart, en tous cas pas en dessous. Et puis, il y a les chalands, ceux qui passent comme une rivière, inlassable défilé de quidams de tous profils à l'œil explorateur, multitude qui déambule devant d'autres multitudes, celles des choses qui se donnent à voir et, parfois, acheter. De temps à autre l'un ou l'autre s'arrête, fixe un objet, s'enquiert du prix, part, revient, marchande, hésite, pour enfin se fendre de quelques pièces ou d'un ou deux billets. Objets de peu pour gens de peu, objets de désir acquis à l'arraché, pépites conquises par des conquistadores de banlieue qui, le temps d'une promenade dominicale, trouvent enfin ce qu'ils ne cherchaient pas.






                                                        9


Le feu du soleil, l'ampoule électrique, la flamme d'une bougie, le clair de lune, les vers luisants, et jusqu'à la scintillante lumière des étoiles mortes, tout ça pour lui c'est pareil, c'est du rien, c'est du peu, parce qu'il ne voit rien, Pierre, parce qu'il a les yeux morts. Pourquoi ? Comment ? Qu'importe. Il est né comme ça. Son père, matelot en bordée, a mis les voiles vers d'autres continents et ce père éphémère n'a jamais rien su du fruit de ce bref entrecroisement d'escale. S'il avait su, sûr que ce père fantôme serait revenu, et de loin, de la lumière plein les poches. Peut-être. Peut-être pas. De port en port, de femme en femme, il a dû toute l'user, la lumière, à s'allumer des cigarettes, à la brûler dans les yeux de belles étrangères, à leur chauffer le corps. Heureusement, sa mère a toujours été là, douce, attentive, admirable. Une vraie mère courage. Tout ça est loin. Heureusement, le fil du temps referme les blessures et les aide à cicatriser. Aujourd'hui, il ne s'en sort pas trop mal. Il a un métier, une maison, de quoi vivre et ne s'ennuie que jamais. On le dit plutôt sympathique, assez bien fait et s'il a le cheveu brun coiffé en arrière, la peau mate, le style andalou, c'est un cadeau de ce marin espagnol, le seul qu'il lui ait jamais fait d'ailleurs. ) Il vit dans une petite maison de plein pied avec un bout de jardin donnant sur la rue. Il connaît chaque centimètre carré de sa demeure sur le bout des doigts et le parcours dans la rue sur le bout de sa canne. Il a quarante ans, Pierre, et il rêve de vivre avec une femme, une vraie ; une femme à la voix mélodieuse, aux caresses délicieuses, aux courbes harmonieuses. Mais comment la croiser dans le dédale de cette infernale obscurité ? Comment la rencontrer dans ce monde sans visage ?






                                                    10


Antoine tire sur son cigare. Il pense à Flore. Il ne s'est jamais lassé de la voir bouger, que ce soit dans la cuisine, dans la maison ou dans le jardin. Sa démarche, ses gestes, tout en elle est resté pure élégance. C'est qu'elle a fait de la danse, Flore, toute petite et jusqu'à ses vingt ans. Elle a même failli entrer à l'Opéra comme petit rat. Regret de conte de fée. Les yeux fermés, Antoine rêve à sa beauté passée... Elle était belle, assurément, un mélange de beauté germanique et italienne, charme hiératique de l'une, générosité suave de l'autre. Photographe dans la pub, c'était la reine du Hasselblad et du cyclo, la princesse du Balcar et de l'Ektachrome, shootant des mannequins faméliques dans des atmosphères laiteuses, une vraie pro du cliché qui n'avait pas son pareil pour faire jaillir du peps de modèles livides et de donner une étincelle de vie à des filles étendues presque nues sur du papier glacé. Il se souvient d'une de leurs conversations matinales alors qu'à grands coups de brosse elle coiffait son reflet dans le miroir ovale de la salle de bains...

- Je te trouve très belle, lui avait-il dit comme ça, tout à trac, et de rajouter : c'est toi qui devrais être sur les photos.

- Je ne suis pas assez creuse, lui avait-elle répondu, d'une voix lasse.

- Pas assez creuse ?

- C'est parce que ces filles sont creuses que je peux les remplir. Moi, je suis pleine de trop de choses. Ça se lit comme le nez au milieu de la figure, un visage.... Et puis, je ne suis pas assez belle.

- Tu es folle ! Moi, je te trouve...

- Toi, peut-être, mais pas l'objectif de mon boîtier. Et meilleur est l'objectif et pire il me trouve. Il y a dans mon visage des imperfections impardonnables.

- Comme tu y vas ! Tu es vraiment la seule à les voir.

- Tu ne comprends pas. Sur une femme laide ou banale, un défaut de plus ou de moins se noie dans l'ensemble mais sur une femme que l'on trouve d'emblée belle, on ne voit que ça !

- Quel défaut ?

- Il n'y a que mes jambes que je trouve magnifiques.

- Je trouve le reste pas mal non plus...

- J'aurais pu être danseuse... Et mes mains. J'aurai pu être pianiste. 

- ...

- J'ai tout raté ! Je suis une photographe de merde vendue aux fabricants de savonnettes ! J'aurais dû être pianiste, merde ! lança-t-elle alors, la brosse hargneuse dans sa chevelure rétive. 

- Mais tu n'as jamais touché un piano ! La photo, tu connais, tu es douée et tu as du succès, alors !? Qu'est-ce que tu veux de plus ?

Elle répondit d'un haussement d'épaule. Lui quitta la salle de bains avant qu'elle ne lui sorte quelque chose du genre "Mais pourquoi j'ai épousé un idiot pareil !?", ce qui, en l'occurrence est toujours désagréable à entendre le matin au réveil venant d'une femme en petite tenue.

Il y a dans un cadre posé sur la table de chevet un tirage 13x18. C'est une photo en couleurs qu'il a prise en vacances. Elle est en maillot de bains en haut d'un escalier de bois blanc descendant à la plage. Elle a quarante ans. Une splendeur ! C'est la seule photo d'elle qu'elle a accepté voir exposée à la maison. Il a fallu à Antoine insister, la convaincre, lui présenter la chose comme un hommage à sa beauté, un rappel de leur jeunesse, celui d'un souvenir heureux et partagéBah ! si tu y tiens tellement, avait-elle conclu,  lasse de se battre. Lorsqu'il lui faisait encore l'amour, il laissait la lumière de la lampe de chevet et fixait la photographie. Alors, par une contraction singulière de l'espace et du temps, c'était avec la belle de la photo qu'il partageait le plaisir. À l'époque, bien des hommes se retournaient sur elle mais, dieu sait pourquoi, c'est lui qu'elle avait choisi. Même avec la distance, cela reste encore une énigme... Vivre avec une belle femme ne présente pas que des avantages. Il lui a fallu ravaler sa jalousie, jouer à celui que rien ne touche... Aujourd'hui qu'ils ont tous les deux dépassé les soixante huit ans, tout est bien calé, tout semble aller pour le mieux. Elle est moins légère et moins frivole ; elle a perdu de son mystère mais cette grâce innée l'habite toujours. Antoine soupire. Tous ces jours partagés durant plus de trente huit années ! Des jours envolés, dissous dans l'air du temps. Hormis celle de la chambre, seules quelques photos collées dans un album et deux ou trois cassettes vidéo oubliées dans un placard témoignent de ces années-là. Un papillon venu se poser sur le haut de son journal le tire de sa méditation nostalgique. Ses ailes jaunes et bleues relevées, le papillon immobile semble le regarder mais un frisson de l'air l'emporte tout aussitôt. Antoine le suit des yeux jusqu'au haut du toit et se demande comment une si petite chose, si fragile, peut explorer avec tant de grâce un espace aussi grand. La maison dans l'ombre est gigantesque mais le papillon ne semble pas le moins du monde impressionné par ce monstre dressé. L'écart est si grand qu'il ne peut sans doute le voir. L'inconscience du danger fabrique les héros, c'est bien connu. Et comment va-t-il trouver sa femelle dans cette immensité ? Par hasard ? Sans doute beaucoup meurent-ils sans avoir connu l'amour. Lui, Antoine, il l'a connu l'amour, le vrai, l'intense, partagé avec sa femme précisément. Et le temps a passé... Six ans déjà qu'ils ont acheté cette maison à proximité de Milly la Forêt. Elle a tout de suite plu à Flore, la trouvant digne de figurer dans Maisons & Jardins. Avec ses volets bleu-gris, ses petits balcons, et sa terrasse de pierres disjointes par la constriction d'une glycine centenaire, elle a un charme fou. Et puis, sur l'arrière, il y a ce beau jardin avec de grands arbres dont un cèdre du Liban superbe et protecteur. Les premiers temps, il a fallu faire quelques travaux et puis Flore s'est passionnée pour l'agencement, la décoration, le mobilier, tout ce qui fait qu'une maison est belle au dehors comme au dedans. Le petit nid enfin établi, l'activité a fait place au calme exercice d'un bonheur simple et bien mérité, à des ballades le dimanche dans les brocantes et les vide-greniers, à des voyages en pays étrangers. Point d'ennui toutefois car tous deux ont appris durant toute leur vie à se passionner pour une chose ou pour une autre. Dans une maison et dans un jardin, il y a toujours à faire. Et puis, il y a les enfants, grands à présent, pères à leur tour qui, déjà, explorent un avenir qu'eux ne connaîtront jamais. À travers sa fumée, Antoine pense à tout ça, à la vie comme une parenthèse, brève lumière entre deux obscurités, et cette pensée quasi mystique le fait frissonner, à moins que ce ne soit un courant d'air. Il fait beau mais la chaleur est encore incertaine. C'est le printemps qui une fois de plus déplie sa panoplie. Il y a eu les crocus puis les jonquilles, à présent fleurissent les glycines et bientôt les iris. Les géraniums sont encore dans la véranda. Aux Saintes Glaces, on les sortira... Avec l'âge, le temps est devenu plus court. À peine levé que c'est déjà le soir. Du lit au lit, et le jour étriqué entre deux nuits sans rêve n'accorde que peu de temps à la fantaisie. Heureusement, il dort bien. Ce n'est pas le cas de Flore qui se bourre de somnifères.





                                                     11


"Kolosse", tu parles d'un nom ! et avec un "K" en plus, histoire de rajouter des kilos superflus. Ceci dit, mieux vaut que son nom commence par un "K" que par un "M". S'appeler Molosse, alors là, ce serait le bouquet. Kolosse, c'est ce qui est gravé sur la plaque de laiton de son collier. Mais ce n'est pas ça le plus grave. Ce foutu nom se termine par "osse". Lorsqu'on l'appelle il entend "os", ce qui provoque en lui illico exaltation et salivation. À force, il s'y est habitué mais, au début, à l'appel de son nom il accourait avec l'espoir de trouver un os dans sa gamelle, espoir à chaque fois déçu. La névrose n'était pas loin, une névrose caractéristique appelée syndrome antipavlovien, un de ces trucs imprononçables que les humains ont sur le bout de la langue et qui n'annonce jamais rien de bon. Il a failli sombrer, Kolosse, perdre la boule. C'est pour cela sans doute qu'il n'a jamais pu tenir en place. Et puis, cette obsession des os... Qui pourra jamais dire combien les noms et prénoms de tout un chacun influent sur le caractère comme sur la destinée.






                                                           12


La petite musique du portable se met à chanter. Éléna le ramasse sur le lit, s'y assoit en appuyant sur "on". C'est son mari, cette voix timbrée, discrète et mesurée, qu'elle aime entendre.

- Je rentrerai tard, ce soir. Ne t'inquiète pas. Mangez sans moi. J'ai du travail à finir au bureau. Je t'embrasse.

- Moi aussi, je t'embrasse, mon chéri.

Il a raccroché. Elle reste songeuse, suspendue dans la lumière chaude de l'été qui entre par la fenêtre ouverte sur le jardin. Elle se dit qu'elle est heureuse d'avoir un mari si tendre, si prévenant. Juste l'image de l'homme idéal qu'elle rêvait d'épouser dans ses rêves d'adolescente. Grand, de la prestance, toujours bien habillé, les chaussures bien cirées, la cravate chatoyante, et puis son regard ardoise toujours plein de bienveillance. Un amour. Il lui a donné deux beaux enfants, une belle maison, un train de vie agréable. Quelle chance...

Elle va se relever pour aller se voir une fois encore dans le miroir mais le téléphone se remet à chanter. C'est Katia.

- Tu peux venir ? Maintenant ? Je suis à l'appartement. J'ai une surprise pour toi.

- Une surprise ?  C'est quoi ?

- Viens, tu verras.

Les surprises, elle n'aime pas ça, Éléna, ça l'agace. Mais bon, elle va une fois de plus lui faire plaisir. Puisque ça l'amuse ! Elle passe un jean, un t-shirt et des baskets et, confiant la maison à Ingrid (la fille au pair), elle se rend à pieds chez Katia, son amie, sa meilleure amie, sa seule amie. Quatre cent mètres au plus les séparent. C'est une promenade plutôt agréable dans cette rue peu passagère bordée de beaux arbres et de maisons bourgeoises, loin des bruits de la ville et de ses désagréments. Elles se connaissent depuis le collège. Aujourd'hui, Katia tient un salon d'esthéticienne-soins-de-beauté en centre ville et son affaire marche plutôt bien. C'est une fille toujours gaie avec qui elle partage ses moindres secrets. Elle est aussi sa pourvoyeuse en informations de toutes sortes. Pas la moindre histoire aux alentours ne lui échappe, pas le moindre commérage. Elles se ressemblent beaucoup, même taille, même allure, même âge... Voici son immeuble, un immeuble en briques de cinq étages avec de larges baies vitrées et de la verdure aux balcons. Elle habite au premier. Éléna compose le code qu'elle connaît par cœur et monte à l'étage. Katia la fait entrer. Un gros chien noir à longs poils couché sur le parquet lève la tête.

- Tu as un chien maintenant ?

- Il n'est pas à moi.

- Il est à qui ?

- À toi.

- Non !? C'est ça, ta surprise ?

- Oui.

- Quoi ! un chien ? Tu es folle ! Que veux-tu que je fasse d'un chien. Tu as vu sa taille ?

- Écoute, viens, assieds-toi. Tu veux boire quelque chose ?

- Non, merci. Et d'où vient-il ?

Et Katia raconte sa rencontre avec le chien. Depuis quatre jours, tous les matins, elle le retrouve devant la porte d'entrée. Le soir quand elle rentre de son travail, il est encore là. Elle a demandé aux locataires de l'immeuble. Il n'est à personne. Ce matin, il était toujours là, trempé, affamé... Elle a craqué et l'a fait monter pour lui donner à manger. Elle ne pouvait pas le laisser comme ça. Elle a eu le réflexe d'appeler la fourrière puis a pensé à elle.

- Tu as une grande maison, une grande pelouse, il sera bien avec vous. C'est le chien idéal pour les enfants. Je suis sûre que Arthur et Paméla vont être fous de joie. Je l'ai fait toiletter cet après-midi. Tu aurais vu dans quel état il était ! On vient de me le ramener tout propre. Regarde comme il est beau. Voilà, à toi de décider. Ou tu le gardes ou j'appelle la fourrière.

Katia est consciente de son chantage mais elle la connaît bien, Éléna. Il faut toujours la pousser un peu pour prendre une décision et jouer sur les sentiments reste la meilleure solution. Elle l'a su tout de suite que ce chien était fait pour sa famille et qu'il lui faudrait user de persuasion pour lui faire entendre raison. Rien n'est plus dur que de faire admettre que le bonheur qu'on imagine pour les autres est aussi celui qu'ils attendent.

- Tu ne te rends pas compte... un chien, ça salit tout, faut le nourrir, le laver, le sortir... Non !

- Tu sais que Herbert adore les chiens. C'est l'occasion de lui faire plaisir. Et puis, c'est un chien superbe, un chien de berger, un briard, une bête adorable. Mes cousins en ont un, un amour !

- Non. Et puis, il doit bien appartenir à quelqu'un.

- Si son maître l'a laissé dans l'état où je l'ai trouvé, il ne risque pas de venir le chercher. En tout cas, il ne le mérite pas. Il n'est même pas tatoué.

- Un chien abandonné, ça ne me dit rien...

- Bon ! tant pis. Dommage... Je vais appeler la fourrière.

- Et qu'est-ce qu'ils vont lui faire à la fourrière ?

- Le piquer! Que crois-tu qu'ils fassent aux chiens ? Ils ne les gardent pas pour le plaisir...

- Le piquer ? Non, tu es folle !

Elle regarde le chien. Elle devine un œil sous la frange, une brillance, la présence d'une âme de chien dont elle se sent déjà responsable. Elle regarde le chien qui la regarde, lui aussi.

- Alors ?

- Alors quoi ?

- Tu l'adoptes ?

- Je ne sais pas.

- Décide-toi.

- Bon ! Mais c'est bien pour te faire plaisir.

- J'aime que tu me fasses plaisir, ma chérie.

- Mais avant, il faut que j'en parle à Herbert et aux enfants. Comment s'appelle-t-il? point d’exclamation à recoller en bout de ligne

- Kolosse, avec un K.

- Kolosse... Et ça mange quoi, un Kolosse ?

- Ça adore les côtelettes d'agneau. Sinon, ça mange de tout, des boîtes de pâtée, des croquettes et les restes de nourriture. En tout cas, c'est un gros nounours, affectueux, et tout.

- Il n'aboie pas au moins ?

- Comme un chien.

- (soupir) Je crois bien que je fais une bêtise...

- Tu veux un thé ?

- Il me faut quelque chose de fort pour faire passer tout ça !






                                                        13


Pierre a dix-huit ans. Il se trouve dans la bibliothèque de l'institution pour jeunes aveugles dans laquelle il est en pension pour ses études. Assis toujours au même pupitre, il lit des romans, laissant son doigt courir sur le relief des pages jusqu'à ce que son bras lui fasse mal. Ce jour là, c'est  "L'étranger" de Camus. Ce sentiment de se sentir étranger au monde, il connaît bien, Pierre. Mais à bien y réfléchir, c'est plutôt le monde qui se veut étranger à lui. Un parfum lui fait soudain tourner la tête. Du jasmin. Une fille. Une fille est assise à sa droite, à un mètre au plus. Il la sent. Il la devine. Il l'entend tourner les pages d'un livre. L'étranger s'envole, place à l'étrangère. Il hésite longtemps puis tourne la tête pour lui demander son prénom. Elle répond s'appeler Claire, ce qu'il trouve assez cocasse pour une fille de l'ombre. Il lui en fait la remarque et elle rit, un rire clair plein de couleurs et d'étincelles qu'elle doit taire à la remarque brève mais impérative de la bibliothécaire. Elle parle alors plus doucement. Elle lit "Le blé en herbe". Il lui demande de se décrire et de lui dire comment elle est habillée.

- Je suis mince, brune, les cheveux longs, lui dit-elle. Je porte une jupe en jean et un t-shirt.

Comme sa voix est légère et chantante.

- Moi, je suis mince... pas maigre. J'ai les cheveux bruns bouclés. Je suis en jean et en chemise.

Elle est là, à côté, du côté de la lumière mais enfermée comme lui dans sa propre obscurité. Deux bulles dans le vide sidéral. Leur voix volent comme des papillons de nuit et se posent avec délicatesse sur la neige. La neige et les filles sont d'une blancheur insoupçonnée. Les filles. Les filles et leur mystère. Il y a dans le monde autant de filles que de garçons, plus, dit-on. Mais où sont elles ? Insaisissables papillons de nuit.

- Je peux toucher ta main ?

- Si tu veux.

Il tend son bras vers elle et rencontre ses doigts qu'il caresse, caresse qu'elle rend à l'identique. Comme cette main de fille est douce. Ses ongles sont coupés courts, les phalanges peu saillantes et le grain d'une finesse extrême.

- Tu viens souvent lire ici ?.

- Je dois partir...

- Tu reviendras ?

- Je viens tous les jeudis et les mardis entre quatre et six.

- Moi aussi. Pupitre C4. OK ?

- OK !

Pierre soulève le verre de sa montre et constate au touché des aiguilles qu'il est six heures. Le temps s'est-il contracté ? Est-ce le fait de sa présence, l'influence de quelque champ magnétique ? Il se sent tout électrisé, parcouru de sensations bizarres.

Toute la semaine il ne peut oublier cette peau de fille, ces longs doigts de pianiste trop brièvement caressés, et ce parfum qui lui colle aux narines et lui remonte par effluves. Et puis, il y a ce sentiment de manque, une obscurité plus béante encore où brille une étoile lointaine prisonnière des ténèbres. Dans son lit, il l'imagine, la dessine, la projette et tout son corps se met en branle. Le sommeil tarde à le prendre mais sitôt dans son rêve, il rêve d'elle. Enfin vient le mardi et les quatre heures aux aiguilles.

- J'ai beaucoup pensé à toi, Claire, tu sais.

- Pierre...

- Je peux toucher ta main ?

- J'aime ton prénom, Pierre.

Elle lui offre la paume, une façon de s'ouvrir, de s'offrir. Il la caresse longuement, explorant le mont de Venus et celui du Soleil, la vaste plaine et ses sillons, lignes de chance, de vie et d'amour.

- Je touche ta main mais j'ai envie...

- ....

- Mon cœur bat très fort, approche-toi.

Il glisse sur le banc. Elle lui prend la main et la pose sous le sein gauche. Oh ! la troublante élasticité... mais un bruit résonne dans la salle. Prestement, il retire sa main.

- Faut qu'on se voie, dit-il en chuchotant.

-  Si tu as une idée... Comment faire ? La surveillante n'est pas très cool.

- On y réfléchit, chacun de son côté et on en reparle jeudi, OK ?

- Ça marche !

Pierre pense à Claire à chaque seconde des jours suivants. Sa première fille ! Cette connexion s'est faite avec une telle évidence. Cela tient du miracle. Oui, mais comment faire pour concrétiser la chose ? Comment se voir lorsque ne peut se voir, se toucher lorsque la nuit à jamais vous sépare ? Il en parle à sa mère venue le visiter le samedi. Et s'il invitait une amie pour le week-end du 1er mai ? Elle accepte. Il fait part de l'invitation à Claire le jeudi suivant.

- C'est d'accord, répond-t-elle. Je ne sors pas souvent, tu sais. Mes parents sont en Argentine. Il ne viennent que tous les six mois.

- Moi, j'habite avec ma mère, à Montrouge.

C'est la maison qu'il occupe aujourd'hui, vingt ans après, la maison de sa mère dont il a hérité. C'est son seul bien, sa seule richesse avec ce beau souvenir, celui de Claire.

La maison ce jour là embaume le muguet et le lilas. Sa mère en a mis partout mais Pierre ne sent que le parfum de Claire, fleur d'entre les fleurs. Enfin seuls dans sa chambre, porte et volets clos, délivrés pour un moment de cette peur constante d'être observés comme un prisonnier dans sa cellule, ils peuvent enfin se toucher. Les yeux au bout des doigts, le frisson au bout des lèvres, Pierre caresse le visage de Claire, lente exploration complexe du concave et du convexe de cet autre inconnaissable qui soudain se donne et se révèle. Il touche sa bouche, son cou, ses cheveux, respire sa peau, s'emplit de sa présence. Il l'embrasse. C'est un tressaillement inouï des sens, un moment de lumière arraché à la nuit, un moment d'éternité arraché au temps. Le temps il connaît bien, Pierre, c'est sa seule dimension. L'espace lui a été ravi. Quelqu'un a éteint la lumière et depuis, il cherche la sortie. Là-bas, quelque part, derrière une porte, elle doit bien exister la lumière. Mais où ? Où est la porte ? D'un baiser la porte s'est entrouverte et un rai de lumière s'est faufilé. Même en fermant les paupières elle l'éblouit cette lumière parfumée et la chaleur de sa peau nue brûle comme un soleil. Ses rayons le traversent et le caressent comme le font ses cheveux défaits et son ventre apeuré tremble sous ses doigts.

Ils s'avancent et s'enlacent, se découvrent et s'entrouvrent. Lentement, il entre dans son monde tel le chevalier dans le château de la belle au bois dormant. Il entre sous la pluie, une pluie de baisers. Et les heures qui s'écoulent en silence et la danse des corps qui s'enroulent, s'entre-dévorent... Peut-être que dehors déjà le jour se lève, que le monde englouti par les ténèbres refait surface. Peut-être que c'est la fin du monde, que la Terre s'est dissoute dans l'éther et que l'univers s'est avalé lui même comme un serpent. Alors l'obscur redevient lumière et la lumière obscurité, l'homme devient femme et la femme homme. Tout est sens dessus dessous et la musique joue à l'envers, chérubins au violon et les anges au pipeau. Mais sa mère crie "à table !"

Et les voici qui se rhabillent, cherchant leurs vêtements épars. Le repas et joyeux. Une douce ivresse les habitent, un trop plein de joie qui s'écoule. Les aliments ont un parfum inattendu, le pain sent la farine et l'eau a un goût de pierre. Et puis l'impatience du lit, à se retrouver, à se confondre... Trois jours conquis de la sorte avec la mère qui ferme les yeux sur leurs amours adolescentes. Elle veut être comme eux, ne rien voir mais tout ressentir. Elle lui doit bien ça, à Pierre. Elle aurait pu faire un enfant comme les autres mais non, elle n'a pas su. Aussi, pour compenser, se faire pardonner, elle a tout donné d'elle à son fils, s'est saignée aux quatre veines pour qu'il puisse faire des études dans cette institution internationale pour aveugles, pour qu'il devienne quelqu'un etqu'il puisse peindre tout ce noir intérieur d'une multitude de couleurs, de ces couleurs secrètes pleines de bonheur et qui aident à vivre dans ce monde fait pour les yeux des autres. Elle sait aussi que ce qu'ils prennent pour de l'amour n'est rien que du désir, la soif de l'autre infiniment attendu. L'ivresse de la première fois. Ils entrent dans le monde éblouissant du sexe par ce qu'il a de plus pur et parce qu'ils y ont droit. L'amour, c'est autre chose, quelque chose qui dure et qu'il faut semer, quelque chose de tragique et de frémissant... Ça, elle le sait. Et sa vie n'est faite que de cette tragédie là. Trois jours. Trois jours trop courts et déjà le retour à la pension, et puis les jeudis jusqu'à ce jour déchiré de son départ pour l'Amérique du Sud. Ses parents avaient trouvé pour elle une institution nouvelle à Buenos Aires. Un dernier baiser, la promesse solennelle de se revoir puis elle dissoute, ravie par la nuit Tout est alors retourné à la nuit, même la nuit.






                                                        14


Jojo fait un vide-greniers dans un village du Loiret. Il s'est installé comme les autres vers les cinq heures du matin à une place pas trop mauvaise sous un arbre. La journée s'annonce chaude et un peu d'ombre, même passagère, sera bienvenu. Il expose de la drouille : cinq ou six chaises au paillage éventré, deux lavabos chouravés sur un chantier, un paquet de vieux Paris-Match et un fauteuil dans son jus ramassé sur un trottoir. Il tourne en rond, Jojo, la clope au bec, s'essuyant le front avec son bonnet kaki et se grattant l'oreille percée de trois anneaux d'argent, impatient de “ dérouiller ”.

De l'autre côté du trottoir, en plein soleil, s'étalent d'autres stands et, juste en face, un bel étalage multicolore disposé sur deux tréteaux avec, au centre, derrière, assise, une petite rousse vêtue d'une robe d'été noire à fines bretelles. Il la reluque gentiment, Jojo, comme ça, en douce ; mais une fille comme elle, une fille comme ça, c'est pas pour lui. Elle est bien trop canon et affiche une sorte de moue qui décourage d'avance toute intention. Bah ! il n'est pas là pour la drague mais pour fourguer son stock avant dix-huit heures, heure fatidique du remballage et des comptes. Mais la journée est longue lorsqu'elle commence à cinq heures. On finit par croiser le regard d'en face, par engager un sourire puis échanger quelques phrases convenues, demander si les affaires marchent, et ci et ça... De fil en aiguille, il lui parle de ce qu'il a vendu et de son camion, une occase, elle de sa désolation à n'avoir vendu que des babioles pour quelques pièces, pas plus. Il lui remonte le moral d'un bon mot. Elle se fend de l'esquisse d'un sourire avant d'accepter une cigarette. C'est un début. Le pied mis dans la porte il lui faut maintenant forcer un peu du coude et de l'épaule. Qui sait, peut-être a-t-il une chance ? Il avale sa salive et lui propose de venir boire une bière à l'ombre dans son fourgon. Elle accepte. C'est qu'il fait soif et que cette attente forçant à l'immobilité demande de temps à autre exercice et hydratation.

Confiant la surveillance de son stand à son voisin de place, il la conduit à son Master Renault qui se trouve à cent mètres. Elle est plus petite que lui (elle lui arrive à l'épaule) et marche d'un bon pas dans des baskets orange. Ils traversent la foule à contre-courant, sans rien se dire, évitant les gens, échangeant juste un ou deux sourires puis s'engagent dans une ruelle donnant sur une petite place ombragée par le feuillage de quatre grands marronniers. Là est le parking, là est stationné le Master. Jojo ouvre la porte arrière, la fait monter puis débouche deux bières qu'il a dans un bac. Assis côte à côte sur la banquette qui lui sert de lit, Jojo la zieute en coin et la respire en douce. Sur sa poitrine à peine masquée par le décolleté roulent des perles de sueur qui vont se  perdre dans les profondeurs. Elle a les yeux bleu ciel, les lèvres rouge vermillon et les dents très blanches, deux incisives en amande légèrement écartées pour laisser passer la chance. Ses genoux le sont aussi, écartés, pour laisser passer l'envie. Et elle y passe l'envie à Jojo sous cette robe en drapeau noir, une furieuse envie d'y aller voir, gymnastique orbitale, vision périphérique et les doigts qui démangent. Quelques centimètres à parcourir c'est pas grand chose, mais comment faire, comment oser ? À l'abordage ! que ça lui crie de l'intérieur. Les combattants excités tapent du plat de leur sabre la paroi du navire mais, au dehors, tout est calme et séparation. Et puis, si elle refuse, il va passer pour un con. Il avale sa peur et sa bière avec lenteur, masquant son trouble, lâchant quelques banalités du genre :

- Putain, la chaleur ! J'ai eu du bol de trouver une place à l'ombre...

- Oui, super...

- J'ai bien fait de me garer sous un arbre. Ici, au moins, on respire.

- Je suis sûre que j'ai chopé un coup de soleil.

- Faudrait que j'installe la clim'... Quand j'aurai les ronds...

- Moi, j'ai une 205 pourrie. C'est là que tu pieutes ?

- Ouais... ici, c'est ma taule. Hyper pratique.

- Cool...

- C'est la première fois...

- Quoi ?

- Que je fais monter ici une nana...

- Ah ? Tu les montes pas toi-même ?

- T'es conne...

- P'têtre que t'es pédé ? Tu sais c'est pas une tare. J'ai des potes pédés. Des mecs cools. Il ont des anneaux dans les oreilles comme toi.

- Non... C'est pas c'que je voulais dire. Je voulais dire... faire monter une belle nana...comme toi dans mon fourgon... et puis, merde ! je suis pas pédé.

- (rire) T'inquiète, je te charrie. Moi aussi, j'ai des piercings.

- Ah, où ça.

- Là, regarde. Et elle soulève sa jupe en écartant les cuisses. Sous un fin duvet roux, les lèvres sont ornée de six anneaux.

- Whao ! Super ! bégaye Jojo en avalant sa salive. Cool !

- J'adore être percée... Qu'est-ce tu attends ?

Jojo ? Il n'attend que ça. Vite,  il dégage sa veste, se déboutonne et lui tire sa robe comme on dépouille un lapin. Elle est là, devant lui, nue, moite, chaude. Alors, tous deux roulent dans une bâche en plastique et s'offrent un vrai feu d'artifice, pile et face, avec l'aimable amorti des ressorts du fourgon...

- Eh bien, toi, tu perds pas de temps, mon cochon ! dit-elle, réajustant sa robe.

- T'es une salope extra, répond-t-il comme un compliment rare.

- Merci, t'es cool. C'est pas le tout mais faut retourner au taf. On va tout de même pas laisser les autres cons se faire de la maille à notre place.

- OK. Tu t'appelles ?

- Maud, M, A, U, D.

- OK. Moi, c'est Joël mais ça s'écrit Jojo.

- T'es un bon coup, Jojo ! et elle avait sauté du fourgon et rejoint son étal.










                                                       








                                                      






 

Profusion de petits os tendres

 
 
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