G.M.G. Baur

G.M.G. Baur
Les 20 premières pages
1 heure.
"C'était le moment où les narcisses refleurissaient près de la fontaine de Castalie."
Je lis et relis cette phrase. Elle m'intrigue. Elle me gratte. Elle me dérange. Le verbe "refleurir" devrait se conjuguer au présent, non ? Les narcisses refleurissent chaque année à la même époque. C'est une sorte de présent saisonnier, perpétuel, inscrit dans le passé comme dans l'avenir... Bah ! passé, futur... à présent quelle importance. Pourquoi je me pose ce genre de question ? L'heure n'est plus aux questions. Foutues pensées réflexes. Vie et mort des narcisses.
Je suis sur mon lit, jambes croisées, la tête calée dans l'oreiller. Je referme ce bouquin que j'ai ouvert au hasard à la page 55. La fontaine de Castalie... Je ferme les yeux. J'éteins la lampe de chevet. Je retourne au dedans de moi, dans ma propre obscurité caverneuse; une obscurité traversée de lueurs fantômes, jaunasses et laiteuses comme celles des narcisses près de la fontaine; lueurs piquées de poussières d'étoiles, de cierges magiques, éclats d'aluminium.
Je sais qu'elle est là, qu'elle est derrière, qu'elle m'attend. Elle se cache. Je la devine. Elle danse et son voile me frôle. Je pourrais me laisser faire comme un bébé bercé par sa mère, prostration, engourdissement voluptueux des sens, mais je veux y aller voir, me rendre compte par moi-même. Je veux qu'elle se précise. J'exige qu'elle se montre. J'ordonne qu'elle s'offre claire et nette à mon regard, débarrassée de ce manteau d'incertitude. Je veux qu'elle abandonne sa superbe, sa solitude pour venir à moi, Victor.
Je concentre ce qui me reste de volonté pour la contraindre. Je serre les dents. Je fronce les sourcils. Je focalise. Elle est là qui danse, qui ondoie, qui ondule, qui m'attire mais qui tout autant se refuse. Je la sens pourtant qui hésite, qui tremble prête à se donner, à s'abandonner. Elle va s'ouvrir, s'offrir, s'éclairer, se livrer, c'est sûr. Mais, voilà qu'elle se reprend, déterminée à conserver son mystère. Elle va m'échapper. Déjà, j'enrage. Déjà, je la regrette quand, brusquement, elle se fige, déchire son voile et capitule.
Enfin, elle se donne à voir, panoramique, sur fond de paysage. Quelle étrange lumière ! Suis-je allongé sur une plage au soleil des tropiques, sur un tapis volant voguant dans un ciel clair ? Non, je suis sur mon lit. Je suis bien là. Je suis ici. Je suis ici et pourtant je suis là-bas. Je suis là-bas, aussi. Je suis avec.
Je vois son auge de pierre, longue et sombre comme un grand sarcophage, une ombre rectangulaire auréolée d'une couronne de narcisses, un monolithe posé là par la main d'un géant. On pourrait croire à une tombe oubliée sur une terre étrangère, d'un autre âge, d'un autre temps, mais ce n'est pas la mort qu'elle abrite; une eau claire et bleue y coule qui frise comme un ruban. Du côté gauche se dresse une stèle en plein cintre d'où émerge, pétrifié jusqu'au col, une tête de lion. De sa gueule ouverte jaillit un filet d'eau de la grosseur d'un doigt. C'est un arc liquide qui miroite au soleil et qui plus bas se brise et s'éclabousse à la surface de l'eau. J'entends son clapotis se mêler au chant des grillons et des oiseaux. Comme j'aimerais me baigner dans cette eau d'innocence, dans cette vie claire et pure... De l'autre côté du bassin, par un trou percé dans la pierre, le trop-plein s'écoule et se perd au pied des narcisses dans l'herbe grasse et la mousse.
Si peu de temps... Rien qu'un bref parcours en plein jour aura été accordé à cette coulée d'eau vive pour lui donner sa chance, pour que se révèle sa transparence. Et puis, retour à la terre, retour aux ténèbres, à l'enfer.
En arrière plan s'alignent un cyprès blanc et trois rangées de pins maritimes. Leurs silhouettes se découpent sur l'azur et posent sur le sol des ombres violettes. Ils sont à n'en pas douter les gardiens du sanctuaire, le préservant de toute intrusion, de toute visite irrégulière, lui assurant quiétude et protection. De chaque côté, d'autres janissaires : des bosquets rabougris, des arbrisseaux malingres, des épineux retors, chacun tordu à sa manière de sa propre douleur. Pourquoi leur sort-il comme aux roses des épines ? De quelle terreur commune se protègent-ils pour hérisser de la sorte leurs pointes innombrables alors qu'il n'y a, semble-t-il, nul danger à redouter ? À moins que cette brise dont on ne peut saisir la source...
La source de la source.
Sur le devant s'étend un tapis d'herbes basses, lasses et jaunes. Seule la fontaine et sa corolle de narcisses semblent habitées d'un peu de fraîcheur. Virevoltent des papillons -quelques-uns- blancs, jaunes et dorés, désinvoltes, au ras de l'eau mouvante, verte et bleue.
Jamais cette eau limpide n'aura connu le repos, cet état d'immobilité liquide reflétant un ciel pur. Moi non plus.
Ciel pur, ciel noir. Foutu miroir. Toutes ces emmerdes m'auront frappé comme la grêle, m'auront haché menu. D'ailleurs, c'est fait pour ça, les emmerdes : pour déranger, saper le moral, gâcher la vie; ce mortier de vie qu'on voudrait voir enfin sécher au soleil et que la crasse humidité des jours gris empêche à jamais de prendre.
Prendre...
J'avais presque réussi à prendre, à ne faire plus qu'un de tous ces ingrédients qui sont moi, à devenir ferme, solide, impénétrable, déterminé. J'avais crié Halte ! à tout ce qui osait vouloir s'infiltrer, s'insérer, s'ingérer, à qui voulait me résoudre, me dissuader, me dissoudre, me raisonner, me découdre, m'effilocher,... mais je suis retombé comme une mayonnaise ratée au fond de son bol, gluante et colloïdale, spumante déconfiture aux relents de vinaigre.
Splash !
Je tente de m'endormir. En vain. Je ne veux plus penser. Je veux forcer le sommeil à me prendre mais le sommeil, ce salaud, m'ignore et les minutes passent, s'étirant sans substance, grises dans cette noirceur qui lentement révèle ses ombres; une noirceur relative percée de deux rectangles outremer.
Comment puis-je dormir ?
Passent des rumeurs mécaniques, grondements de machines non identifiables, allées et venues séquentielles d'engins motorisés et autres automobiles, bourdonnement indéfinis, éclats de voix sitôt couverts par les aboiements d'un chien dont les hurlements s'éternisent et m'exaspèrent.
Putain de clébar !
J'ai lancé ça entre mes dents à peines desserrées, sans même l'avoir prémédité. C'est monté de l'intérieur. Colère volcanique. Les aboiements cessent, reprennent, cessent à nouveau puis tout à fait. Une porte claque à l'étage; celle de l'ascenseur. J'écoute le ronronnement du moteur puis le bruit sec de son arrêt à l'entresol. J'ai horreur des résonances de couloir. Souvenirs d'hôpital. Désespoirs de casernes. Douleur et bêtise. Affreux souvenirs que je me refuse à exhumer et qui pourtant forcent de l'épaule pour soulever le couvercle. Nuit des morts-vivants échappant à la terre, pourriture jaillissante en quête de vive nourriture...
Je tente de chasser ces idées noires, images poisseuses et parasites, mais elles insistent, veulent s'imposer, me tirent par la manche bien décidées à m'entraîner dans leur ronde décharnée, à me faire entrer dans la danse. J'entends le cliquetis de leurs os qui font du xylophone. Non, c'est le frigo qui vient de se remettre en route. Doit y avoir quelque chose de déglingué derrière. Un bout de truc qui se met en branle et cette branlerie métallique à chaque fois m'agace.
Je rassemble ce qui me reste de forces et me lève, me dirige dans l'obscurité jusqu'à la cuisine et donne un coup de genou dans la tôle. Le bruit cesse. Pourquoi faut-il toujours se fâcher pour faire taire les choses et les gens. J'ouvre le frigo. Une lumière crue, indésirable, m'oblige à cligner des yeux. Et puis cette odeur qui heurte les narines; odeurs mêlées affreusement alimentaires. J'attrape une boîte de bière et referme du pied la porte .
Obscurité retrouvée débarrassée de ses spectres.
Obscurité complice, somme toute rassurante.
Obscurité complaisante et cette foutue chaleur, étouffante, plus épaisse encore dans la cuisine. Je lisse mon front et mes joues avec le flanc humide de la boîte. Le métal glacé me brûle. Je pense au désert, aux bédouins qui boivent le thé bouillant au plus fort du jour. À défaut de thé à la menthe, je vais me faire du café. Un café bien fort et très chaud ! mais rien que l'idée de le faire déjà me fatigue. Je vais rester à la bière, tirer sur la languette d'alu, porter la boîte à mes lèvres et boire.
Je bois.
Les cristaux liquides du réveil affichent 1h.30. Dehors la nuit cherche à souffler un peu de fraîcheur sur la capitale. En vain. Tout au long du jour, le soleil de juillet a jeté sa canicule, écrasant ses braises sur le zinc des toits, le verre des carreaux, la pierre des façades, le bitume des artères. Paris est un four. Paris est une chaudière et la nuit ne sera qu'un répit. Au petit jour l'air sera moins lourd... mais je ne serai plus là.
Je suis affalé sur mon lit. Mon T-shirt pue la sueur et me colle à la peau. Je me contorsionne pour le retirer et ouvrir mon pantalon, histoire de respirer et de laisser aller la bière. Dégagé, libéré, désentravé, je me laisse retomber, dissoudre, digérer par le lit, par ce plumard défait dont les draps en boules me rentrent dans le dos. J'entends la boîte de bière vide tomber et rouler sur le plancher. Mes doigts qui la retenaient jusque là ont dû renoncer à la maintenir. Si je pouvais rouler dans l'autre monde comme cette boîte de bière vide...
Je soupire de nouveau, longuement, puis me cambre, l'estomac secoué d'un spasme. Le calme revient. Ma tête repliée par le traversin, je parviens juste à distinguer l'autre bout de moi-même : mes pieds, nus, écartés, deux cadavres qui me dévisagent. Mes pieds comme mes mains ne semblent plus vouloir m'obéir tout à fait. L'abandon du pouvoir central donne des idées d'indépendance à ses membres. Normal.
Sont pourtant gentils mes orteils, gentils ! Gentils et légers ! Papillons, schmetterling, butterfly... Je rêve à un filet d'air. Pas même un ventilateur. De l'air ! même chaud mais de l'air ! Ah ! là-bas, la fontaine et son filet d'eau claire,... si fraîche... et il y a du vent ! Mais le vent, ce voleur, ne vient que pour lui pomper sa fraîcheur. Sournois, il s'approche et se glisse dans l'entrelacs des buissons d'épines. Il s'y pique, l'enflure. Sa plainte est retenue. Il souffre en silence. C'est vrai qu'il ne hurle que de plaisir, le vent.
D'habitude j'entends de l'eau couler. C'est comme du papier froissé, de la Cellophane dans une corbeille. C'est une conduite, celle d'un chiotte, là-haut, plus haut, qui se déverse charriant son paquet de merde anonyme; lourd tuyau traversant le mur, de biais, seule oblique de cette chambre orthogonale, aquarium rempli de ténèbres. Mais l'immeuble est vide et personne ne chie aux étages supérieurs. Ils sont tous en vacances. Dieu merci. Dieu ? Dieu aussi est en vacances...
Narcisse tente de se regarder dans l'eau de la fontaine. Délaissant les muses, il veut se mirer pour tomber amoureux de son reflet. Mais la surface liquide ondule, il ne voit qu'une image fuyante et imprécise et il se hait. Le beau Narcisse à face de rat, c'est lui et c'est moi. Ceci dit, l'eau calme préfigure le miroir et la fontaine l'eau courante et la baignoire.
Tiens, si l'immeuble est vide, pourquoi tout à l'heure j'ai entendu l'ascenseur ? J'ai peut-être cru l'entendre... Voilà que j'ai des visions et que j'entends des bruits qui n'existent pas. Pourquoi pas des voix ? Il est temps que tu mettes les voiles, Victor. Le moment approche. L'heure n'est plus à la lecture, aux pensées bucoliques et à la plomberie sanitaire.
J'ai l'estomac tout gonflé. Fermentation. Il me faut me hisser sur les coudes pour aider au passage. Renvoi. Acide amertume. J'ouvre la bouche et laisse échapper un gaz aigre exhalant un affreux goût d'éther. Putain de bière ! Je n'aime pourtant pas ça. On dit que ça rend con, la bière. Qu'ai-je été en acheter et, de plus, en boire ? C'est que je suis con. Vrai que je suis con sinon je n'en serais pas là. Je ne mérite qu'une bière... la dernière. Et puis, il n'y a que ça dans le frigo hormis quelques restes, des conserves entamées.
Je me laisse retomber comme on jette une carcasse avant l'équarrissage. Bonnes à jeter les conserves... Bon à jeter... Les narcisses reviendront toujours mais pas moi. Je ne veux pas revenir. Claquer la porte et basta !
Faudrait que je me décide... Je suis pourtant bien décidé. Je suis décidé, c'est sûr. De la détermination, de la dure, de la bonne, de l'épaisse. De la brique, du béton armé... bien armé. Rien à faire pour revenir en arrière.
Je pense à ma mère. Curieusement, je n'ai pas évoqué sa mémoire depuis des années. Morte voici plus de vingt ans. Je ne suis jamais retourné sur sa tombe. À quoi bon ? Elle s'en est allée. Retour de la mère à la terre..
À mon tour...
Elle m'a donné la vie... et donné la mort par voie de cause à conséquence. Paradoxe des paradoxes. Cela m'a été donné sans avoir jamais rien demandé à personne ! Un cadeau... empoisonné. Cette vie offerte, je l'ai conduite jusqu'à présent en faisant confiance à la providence. Foutue providence... Pilotage automatique. Maintenant, je reprends les commandes. Je pousse le palonnier droit devant, cap sur le sol.
À douze ans, je faisais de l'aéromodélisme. J'assemblais avec minutie des baguettes de balsa pour construire des aéroplanes en kit. Je sens encore l'odeur de la colle Limpidol. Je revois mes envols, l'avion au bout d'un fil tournant sur un ciel bleu puis qui, soudain, sans raison, piquait du nez... Je revenais à la maison avec, sous le bras, désarticulée, sa carcasse. Les catastrophes en ce temps-là étaient de bois, de papier et d'élastiques. Pouvoir jouer encore sur ces chemins d'enfance, sur ces voies d'inconséquence, petites voies ferroviaires ou des trains miniatures traversent des tunnels en carton...
Et puis, je suis entré dans la vie active et je repense à tout ce temps passé, passé à avancer comme un équilibriste sur son fil. Gare à la chute ! J'ai chuté bien des fois sans trop de mal, remontant de suite en selle. À chaque fois, j'ai repris le collier de cette chienne de vie qui ne m'aura laissé à ronger que des os. Ne plus attendre. Ne plus croire en l'espérance et à ses illusions d'un futur meilleur. No future. No best. Illusions perdues. Décider soi-même de se jeter dans le vide...
... une bonne fois pour toute.
Je suis une feuille morte qui tombe dans la rivière et qui se laisse emporter par le courant, le diable sait où, c'est-à-dire plus loin, là-bas, au-delà, nulle part, au gré du vent, au fil de l'eau, tournoyée, noyée, assassinée... Après-tout, j'aurais pu choisir la noyade. Me pencher du haut du pont Mirabeau et regarder tout en bas couler la Seine. Me pencher un peu plus; un peu plus encore jusqu'à la limite, osciller une seconde -ultime hésitation du corps-, ajouter quelques milligrammes de volonté en contrepoids de la peur qui me tient par les pieds et voilà qui suffit pour basculer et tomber comme une pierre dans l'eau verte et noire. Suffoquer, m'innonder, me replier et puis couler dans une eau plus noire encore, vers ses profondeurs troubles, ses vases ligamenteuses, entouré par des bancs de poissons aveugles. Voilà qui est, à souhait, romantique et, qui plus est, écologique...
Non.
Non. C'est une mort trop froide. Et puis, j'ai toujours préféré le feu à l'eau. Normal, je suis né au mois d'août. Je suis Lion ascendant Lion, un signe de feu, tendance feu follet. Et Dieu sait si je l'ai pété, le feu... Tout de même, penser à n'être plus rien qu'une feuille morte qui se noie, c'est tout moi, ça, Victor. Je souris sans trop comprendre ce qui me fait sourire. Le fait sans doute qu'une feuille morte est une chose plate, légère et fragile alors que je pèse mes quatre-vingt cinq kilos. Quatre-vingt cinq kilos répartis tout au long de mon mètre quatre-vingt dix. À la verticale une tête au dessus de tout le monde; une sorte de périscope sans périscope. Je n'ai pourtant jamais su dépasser personne... À l'horizontale, pas un lit qui ne soit à mes dimensions; toujours les pieds dans le vide, quelque part au loin, deux spectres...
J'étais un grand type costaud et, ma foi, la chose m'aura servi un temps, le temps perdu de ma jeunesse. Malgré ma gueule de cocker, mon pif de boxeur et mes valises, des femmes m'ont trouvé beau. Quelques-unes... Curieusement, je ne suis sorti qu'avec de petits gabarits, dans les un mètre soixante, un mètre soixante-cinq. Je les aimais légères, aériennes, une plume, une feuille... morte.
Voluptés passagères.
Ma femme était dans la norme. Une petite blonde bien foutue avec un fichu caractère. Je crois que ce qu'elle aimait en moi, c'était l'idée qu'elle se faisait de moi. Quand tout a commencé à merder, l'oiseau a brisé la cage et mis les voiles... avec ma fille, notre fille, Marie...
Pourvu qu'elle ne soit pas aussi grande que moi ! Les enfants aujourd'hui poussent comme des poireaux. Dans bien des familles les enfants de douze ans dépassent déjà leur père. Un gigantisme endémique serait-il en marche ? Je pense à l'étincelle d'inquiétude dans l'œil des grands sauriens... C'est la faute, c'est sûr, à tous ces bidules électroniques qu'ils tripotent et aux ondes qui les traversent. Ça doit leur agiter les cellules et dérégler la machine. Leurs neurones en brochettes doivent griller comme des merguez.
Helen, elle, dépasse la moyenne; un mètre soixante-douze. Elle a toujours été l'exception en tout, celle qui confirme la règle. Elle me manque.
Helen...
Le chien dehors se remet à gueuler. Je serre les dents pour ne pas crier. À quoi bon ? Si encore j'avais le chien à portée de la main, je le flinguerais gentiment et balancerais sa carcasse sur le trottoir. Mais ce putain de cabot est un malin. Il hurle de loin, à une rue au moins; un aboiement inanimal, comme un hurlement qui sort tout droit d'une télé et qu'on ne sait faire taire faute de trouver cette putain de télécommande.
Une feuille morte. Un chien. Helen. L'attente. La transparence et puis merde ! Rien.
Faut que je me décide. Vraiment.
Je vais à la cuisine. J'allume la lumière. J'ouvre le tiroir de la table de la cuisine et j'en sors un revolver que je pose sur la table. Je m'assois. Déterminé, le Victor. Je prends le revolver en main et le soupèse. Il pèse son poids ce crache-la-mort. Je le renifle. Il sent la graisse de métal, poivre & saindoux. Smith & Wesson est gravé dessus en anglaise. C'est une arme chic. Ce ne sera pas la mort de tout le monde ! Rien que la mienne... Le barillet est vide. Je sors la boîte de cartouches du tiroir et ouvre le revolver. Une seule balle devrait suffire... Allez ! au diable l'avarice ! mettons les six.
2 heures.
Je me suis couché, le revolver dans la main. J'attends le moment propice, celui où la volonté musculaire sera seule en lice, froide et tendue comme le ressort du chien. La main alors saura prendre son indépendance et se lever sans remords pour éliminer ce corps auquel elle appartient. Ce n'est plus de mon ressort. Moi, j'ai tout verrouillé, j'ai mis ma conscience à la cave, ma peur au grenier, bétonné mes doutes, muré mes espérances. Y a plus rien qui dépasse. Plus qu'une affaire entre la main et le corps. Deux cousins qui vont bien s'arranger pour finir le travail et me déranger le moins possible. Je compte sur eux. Bien fait, vite fait.
Dehors, le chien (l'animal) remet ça.
- Putain de chien ! mais il va la fermer sa gueule !?
Plus fort que moi : j'ai crié en me redressant sur mon lit. Colère vaine. Colère inutile. Débordement. Je me laisse retomber, furieux. Furieux contre lui, furieux contre moi.
Diversion.
Je ne supporte pas cette hargne stupide, cet entêtement à gueuler pour un Oui pour un Non. Je pense à tous ces roquets sur pieds, ces chiens à tête d'homme qui m'ont pourri la vie et puis tous ces toutous serviles avec leur cravate autour du cou qui leur serre le col bien mieux qu'un collier de chien. J'étais un homme chat, trop indépendant. Le monde n'est pas fait pour les chats. J'aurais dû être un loup. J'aurais dû. Mais voilà, un loup c'est une sorte de chien. Je suis un chat et les chats ne font pas de chiens.
Je lâche le revolver et le glisse sous un replis du drap. Apparemment, ce n'est pas encore le moment. Je vais m'en griller une. Ce passe-temps imbécile est fait pour passer le temps, alors profitons-en. J'attrape le paquet de cigarettes posé sur la table de nuit et l'allume. Les bouffées violettes montent droites vers le plafond accrochant le peu de lueur venant de l'extérieur. Le ciel doit être tout étoilé mais je ne peux l'apercevoir de mon lit, juste le deviner. De toute façon, avec les lumières de la ville on ne peut rien voir. Rien qu'une vague lueur dissoute dans le noir. Et puis, il faudrait que je me penche au dehors car, par la fenêtre, je ne vois d'ordinaire qu'un grand mur gris, celui de la façade d'en face trouée de petites fenêtre carrées, alignement vertical de regards d'escalier.
Tous ces regards d'escalier qui le jour me regardent...
J'allume une seconde cigarette avec mon briquet à pyrolyse. J'aime bien ce briquet -un cadeau de Helen- sa flamme est discrète, à peine visible, pas de quoi déranger les ténèbres. J'aspire une taffe et la laisse ressortir, bouche grande ouverte comme un poisson qui fait sa bulle. Moi, je fais des ronds, "des auréoles pour les anges" disait mon père quand j'étais môme. Il est mort à la guerre. Une autre guerre d'avant. Au siècle dernier, vingtième du nom. La guerre d'Indochine. Il était capitaine.
Ça doit être bien de mourir à la guerre dans le feu de l'action, arrêté net par un projectile. Paf ! Dégommé comme un oiseau en plein vol par un chasseur embusqué. La guerre est une aubaine pour les paumés, les ratés, les traqués, les trahis. Ils n'ont plus rien à perdre sauf la vie, et comme elle ne vaut plus grand chose... C'est en quelque sorte une sorte de suicide interactif, par inconnu interposé, une façon originale, aventureuse et vieille comme le monde de passer de vie à trépas. Et si comme tout bon soldat on n'est pas mort au champ d'honneur, si par miracle on n'y a pas laissé sa peau, honneur vous est accordé. Je ne parle pas de l'honneur militaire, en forme de médaille, ce dont tout le monde se fout, mais de cet honneur rendu par la Providence en personne. Quel plus grand mérite que celui d'être ressorti vivant de cette descente aux enfer ? On doit se croire gardé par un ange, béni des dieux, nimbé de poudre d'immortalité, et qui sait, touché par la grâce. Mon père a dû connaître ça -un temps- avant que sa chance ne tourne et qu'il ne s'en aille rejoindre l'immortalité pour de bon.
Papa.
Il est mort dans la boue, dans un trou à rat, pour la défense des valeurs occidentales. Diên Biên Phu. Aujourd'hui, à l'aube de ce nouveau millénaire nourri au lait de l'informatique, ça n'intéresse plus personne. Les quelques-uns qui en sont revenus sont devenus fous. J'avais huit ou neuf ans. Je ne garde de lui que l'image d'un grand type à moustache portant uniforme et képi. S'il y avait une guerre de plus, je partirais tout de suite. Enfin, je ne sais pas. Je voudrais pas me faire baiser. Pas envie qu'on me vole ma mort. Une fois ça suffit ! S'il y avait une guerre... Bah ! il y en a toujours une quelque-part, plus ou moins loin, plus ou moins régulière, plus ou moins qui concerne, qui dérange. Il y a même une toute proche venue l'an passé avec le printemps et les hirondelles. Je pourrais la rejoindre pour que ma mort serve a quelque chose; mais je n'ai même plus envie de servir à quelque chose; rien que le mot "servir" déjà me fatigue. L'usure est trop marquée et l'horizon vacille.
J'ai bien fait, samedi, de faire quelques emplettes. D'ailleurs, depuis mercredi dernier, tout était décidé. J'ai acheté deux packs de bière, deux paquets de cigarettes, un paquet de cartouches et un revolver. Le type en voulait six mille mais je l'ai eu à cinq. Faut pas non plus exagérer. Cinq, c'est un bon prix pour un outil de précision dont la tâche est de ne pas rater son coup. Quand aux balles, j'en voulais qu'une mais ce salaud ne détaillait pas. J'ai dû prendre une boîte de douze. Bon. Maintenant, il est là, sous le drap, à ma pogne, le barillet bien garni, la culasse impatiente. Un beau calibre qui devrait tenir ses promesses... si je tiens la mienne... Quoi ?! Mais bien sûr que je vais me la tenir cette promesse ! C'est même plus d'actualité d'y faire allusion. Il n'y a plus en vitrine que de la dé-ter-mi-na-tion. Les soldes sont terminées, maintenant "Tout doit disparaître". Programme verrouillé. Phase 1 enclanchée. Compte à rebours prêt.
Dehors, la nuit refroidit la marmite mais dans l'appartement la température en est encore à la cuisson. Je pourrais aller ouvrir les volets pour donner un chouia de fraîcheur mais le courage me manque. Je pèse une tonne, la sueur me coule sous les bras et je baille toutes mes dents. Le miel me coule sous les paupières. Ça colle. Comment mon foutu corps peut il encore vouloir dormir alors que ma main s'apprête à lui faire la peau ? Je crois qu'il n'y croit pas... ou alors il s'en fout. Tant de fois je lui ai fait des promesses... Mais là, la surprise va lui clouer le bec, lui trouer le cul. Je suis sûr qu'il n'en reviendra pas.
Le plafond est comme une eau qui m'attire. Lentement, je me penche. Je résiste. Mais bientôt, le sommeil m'aspire comme une huître et m'engloutit.
...
Dans l'oreille interne se cache une autre oreille plus petite, plus discrète, qui se lève quand l'autre se couche. C'est une sorte de gardien de nuit qui prend son quart à la seconde ou l'autre s'endort. Cette oreille du sommeil est à l'écoute des bruits de la nuit, non pas de ceux qui sont entendus, convenus, normaux, habituels, mais ceux qui n'entrent pas dans la liste référencée. Elle tire de son sommeil le corps endormi en sonnant le tocsin pour un petit bruit de rien qui peut se révéler être source de danger. C'est un reste de veille animale enfui dans quelque replis de notre bulbe plus ou moins rachidien; "l'oreille du serpent" disent les indiens, bien qu'à première vue, le serpent ne semble pas avoir d'oreille.
Je suis réveillé de la sorte, tiré de mon sommeil par quelque chose d'inhabituel. Je bas des paupières, ouvre un œil, l'autre. Je retiens ma respiration. Je m'étonne, je scrute, j'inspecte. Coup au cœur : je viens de surprendre une ombre. La frayeur me glace la sueur au front. Mais une force sauvage prend les commandes de ma machine biologique. Elle me pousse et me dresse, force la sentinelle à lancer : << Hé ! qui est là ? >>
L'ombre se retourne, s'immobilise, puis brusquement se jette sur moi. Une main m'agrippe au col, l'autre pointe la lame d'un couteau. << Ta gueule et bouge pas ! sinon je te troue, bouffon ! >> C'est une petite voix aigre qui me crie dessus. Suis-je vraiment éveillé ? Suis-je dans un cauchemar ? Hagard, j'écarquille les paupières, j'ouvre grand les pupilles. Je sens une lame glacée s'enfoncer dans ma narine. Tétanisé, bouche ouverte, je suffoque. Deux yeux noirs me fixent. Terreur.
- Ta rocaille ! le vieux où j'te pique.
Je bascule en arrière et recule, dos au mur.
<< Ta maille ! ton fric ! donne !
Je fais "Oui" de la tête ce qui visiblement rassure mon agresseur car il s'écarte. Soupir. Je lui montre du doigt ma veste posée sur une chaise. Il vide les poches, trouve mon portefeuille, en sort les trois billets froissés qui me restent.
<< C'est tout ? T'as rien d'autre ? Tas pas intérêt à...
Une voix l'interpelle
- Allez ! Zyva ! On calte !
- Putain, j'vais l'faire cracher?
- T'as vu sa carrée ? C'est rien qu'un vieux, un chomdu à la con.
- OK... mais il va me balancer, ce bouffon ! Il a vu ma gueule.
- Arrête !
- Faut que j'le crève. Laisse !
Il pose son sac et revient vers moi, couteau en avant. Je me sens comme un lapin la patte prise dans un rail et qui voit le train qui s'amène : con, pétrifié, sûr que ma dernière heure est venue. Mais quelque chose en moi surgit des profondeurs, une rage primitive. Un volcan se réveille qui pousse sa vapeur. C'est la colère qui monte et qui submerge ma peur. Sous la main j'ai le revolver. Je serre l'arme entre mes doigts. Je veux la soulever mais elle pèse une tonne. Je réunis toutes mes forces et réussis à la lui braquer droit sur le front, là, juste entre les deux yeux. Mon geste l'arrête, net.
- Putain, il a un gun, ce con ! crie mon agresseur, médusé.
- Merde ! crie l'autre qui bondit vers la porte et disparaît par le couloir.
- Fais pas le con, mec ! me lance le premier.
La sueur me coule le long du nez. Je tremble. Il est là, devant moi. Je desserre les dents et réussis à balbutier le plus fermement possible :
- Lâche ton couteau !
J'entends quelque chose tomber sur le plancher. Un petit bruit sec. Je scrute le blanc de ses yeux qui brille dans l'obscurité. Il reste figé tout comme moi. En arrêt, fixant le canon.
- Tire pas ! bégaye-t-il. Fais pas le con ! Laisse-moi me tirer. Tiens, j'te rends ton fric.
Je ne veux pas tirer, juste l'effrayer, qu'il sorte de ma vie, de ma chambre, qu'il se taille ! Je ne veux que retrouver mon sommeil... mais il fait un geste du bras et mon doigt crispé sur la gâchette se referme d'un coup. Je sens la secousse jusque dans l'épaule. Je vois la flamme fuser du canon dans un bruit terrible. Je devine mon voleur qui bascule. Je l'entends s'effondrer....
...
Le silence. Je suis assis sur mon lit. L'arme pend au bout de mon bras comme une bite lamentable qui a craché son jus. J'ai le nez plein du piquant de la poudre et les oreilles de l'écho de la détonation. Ma peur a disparu, vaporisée par cette lave fulgurante. Reste la stupeur, une sorte de constat halluciné mi rêve mi raison. Marcher à côté de ses pompes, dit-on. Pour ma part, je marcherais plutôt à côté de ma tête. Je me sens tout décalé, légèrement planant, du carton mouillé. Tous mes gicleurs ont dû pisser d'un coup un sacré paquet d'adrénaline. J'ai les neurones comme des abeilles, coup de pied dans la ruche. Ça fait un bruit d'ordinateur carrément shooté. Je ferme les yeux et me pince la base du nez. D'habitude c'est le bras qu'on se pince pour savoir si on n'a pas rêvé. C'est que je n'ai pas rêvé. Corps et âme je dois me rendre à l'évidence : je l'ai tué. L'évidence est toujours sacrément la plus forte.
J'avale un grand bol d'air. Je reprends mon souffle. Mon cœur lentement retourne à son rythme habituel. Je retrouve mon calme, calme étrange, le genre de calme plat qui suit la tempête ou qui la précède, un calme d'entretemps sur lequel je flotte. C'est l'aveu de mon acte, aveu fait à moi-même, qui me fait retrouver un semblant de sérénité tout comme dans ces films où le policier interroge son suspect et, immanquablement, lui lance la phrase qui tue : << Allez, avoue ! Tu verras, ça ira tellement mieux après ! >> L'aveu soulage, c'est vrai. Il soulage d'un poids trop lourd à porter seul; enfin, du surplus, car le principal ne doit pas s'effacer aussi facilement. L'excédent de bagages n'exclut pas les bagages. Quant à moi, je ne me sens pas vraiment soulagé. Je suis plutôt sous le choc, choqué, sonné.
Un autre sentiment me traverse et semble vouloir prendre le relais. Le fait d'avoir surmonté le danger, d'avoir réussi à sauver ma peau me plonge dans une fierté bizarre; un rehaut animal; vanité instinctive du vainqueur. Je pense à ce joueur de foot qui court en gueulant, bras levés, poings serrés, transporté, magnifié par ce but qu'il vient de marquer. Ola ! Je pense au torero qui montre à la foule en délire les oreilles et la queue du taureau. Olé ! Je sais que c'est con, lamentable, impardonnable, mais la bête est là à l'intérieur qui frappe du sabot.
Mais voilà que ma raison soudainement prend du gîte. Les pensées se bousculent, s'entrechoquent, s'avancent, reculent, s'imbriquent, se complètent, s'assemblent comme les pièces affolées d'un puzzle. L'une d'elles est un constat, un terrible constat. C'est la première fois... Oui ! la première fois... que je tue quelqu'un. Me voici passé de l'autre côté, celui des meurtriers, des maudits, des damnés. "Tu ne tueras point." Ce précepte inscrit dans la pierre depuis la nuit des temps, imprimé dans quelque obscure circonvolution de ma cervelle, je l'ai transgressé. J'ai osé ! osé lui faire front, osé lui faire affront. Je vois les Tables de la Loi se déliter dans les bras de Moïse cocufié et la Terre tout entière se réduire en poussière, et les étoiles, et le soleil, et la lune tomber de leur perchoir et se précipiter dans les eaux noires de la désespérance.
Ma virginité du vivant est perdue.
Rien n'est plus comme avant.
J'ai tué.
...
Je ne suis pas croyant, juste imprégné de reliquats d'enfance et d'un peu de superstition maladive, mais le poids de la faute est là et bien là, bien pesant et qui m'écrase, qui me montre du doigt, me désigne, m'exclut.
Hé ! attendez ! Laissez-moi me défendre ! Laissez-moi calmement vous relater la chose, vous exposer les faits !... Si je n'avais pas tiré, ce petit con me plantait son couteau en plein cœur. Légitime défense ! Merde !
L'œil au fond de la tombe me confond, me juge et déjà me condamne. Son regard me brûle les yeux. Me voilà maudit. Je ne suis plus rien, plus rien qu'un Œdipe aveuglé, qu'un Caïn effaré, qu'un Longin prostré jetant sa lance dans les orties de la désolation. Je n'ai tué ni le père, ni le fils ni même le saint esprit. J'ai juste tué l'autre, le tiers, lui.
L'épée d'un coup a brisé le fléau de la balance.
Panique.
La fontaine de Castalie
(roman)
Le pitch :
Victor est au bout du rouleau. Il s’est acheté une arme, bien décidé à en finir. Seulement, le destin n’est pas d’accord avec son scénario. Son revolver va malgré lui tuer d’autres acteurs de ce drame plein d’humour noir et multicolore. A-t-on une chance de tout recommencer ?
J’ai tiré de ce manuscrit une pièce de théâtre portant le même titre dont la trame est légèrement différente.