G.M.G. BAUR
G.M.G. BAUR
LES VINGT PREMIERES PAGES
1
Arrête de m'empoisonner ! qu'elle me disait tout le temps, ma mère... Alors, pour lui donner raison -ou tort, je ne sais plus- je l'ai empoisonnée. Mon père, aussi, a mangé la même chose. Pour une fois qu'il faisait comme ma mère. Mon frère y a eu droit aussi, mais d'une autre façon. Je ne peux pas t’en dire plus. C’est un secret...
Non, ce n'est pas vrai ! Je ne les ai pas tués. Je t'ai bien eu... Si, c’est vrai ! tous les trois ! Non, c’est pas vrai. Je ne sais plus...
Bah ! si je ne l’ai pas fait, c'est pas que je n'en ai pas eu envie, mais c'est sûrement que... je ne suis pas assez malin. Pour en avoir envie, alors là ! je peux dire que j'en ai eu envie, et plus d'une fois ! Souvent, j'ai reluqué la poudre dans l'appentis. C'est rose. C'est comme du bonbon. On ne dirait pas qu'il y a de la mort dedans.
J'aurais bien aimé les étrangler aussi et les voir étouffer avec la langue qui sort toute violette comme dans les films de vampires à la télé. Une mort qu'ils aient le temps de se rendre compte qu'ils vont mourir et que celui qui les fait mourir n'est pas si bête que ça... pour arriver à les faire mourir. Enfin, peut-être bientôt, je le ferai. J'ai mon plan.
Eux, ils ne se doutent de rien. Pour eux, je suis “un peu débile” comme ils disent ; un peu "à côté"; le genre "dans les nuages" et "tête en l'air". Enfin, un truc comme un ballon au bout d'un fil. Moi, j'aime bien être là-haut, suspendu, dans le bleu du ciel, mais eux, chaque fois que je me laisse monter pour aller voir derrière les nuages si j'y suis, ils tirent sur la corde et me ramènent au ras des pâquerettes.
Au ras des pâquerettes... Je les ai tellement entendus dire ça ! Au début, j'ai trouvé ça plutôt gentil, puis j'ai compris que c'était leur façon à eux de dire que je n'étais rien qu’un truc sans importance, un bon à rien. Oui, ça m'a fâché, mais je n’ai rien montré. D'ailleurs, je ne montre jamais rien. Je n’aime pas montrer. Je garde tout pour moi. C'est mes secrets. En fait, j'aime bien qu'ils me croient au ras des pâquerettes, le nez en l'air à mâchouiller des herbes (ça les énerve de me voir mâchouiller). Ça m'arrange même qu'ils me croient au ras des pâquerettes. Comme ça, ils me fichent la paix. Eux tous... avec leurs obligations de tous les jours et puis les autres, dehors : les rats. Tous ces grands qui se croient à la hauteur, qui croient tout savoir. Ceux-là dont on dit : <<C'est une grande personne !>> Moi, je ne suis personne. Rien. Je ne suis rien qu’une chose à leur charge. Une charge ? Je ne suis pourtant pas si lourd que ça. Je ne dois pas peser plus lourd qu'une poubelle pleine. Et encore, une petite.
Ah, c'est vrai... je ne t’ai pas dit mon âge. C'est que, d'habitude, c'est la première chose qu'on me demande. J'ai dix ans et quart. Je tiens beaucoup au quart parce que ça rapproche de onze. Et onze, c'est déjà grand, mais on m'appelle le p'tit quand même. Ils disent tous que je suis petit pour mon âge. Ils ont parlé de statistiques, je ne sais pas quoi... Moi, je ne me trouve pas vraiment petit. Kevin, un copain de classe, il a dix ans et demi et il n'est pas plus grand que moi. Alors ? En fait, je parais petit parce que j'ai une tête un peu grosse par rapport au reste. C'est ce qui doit tromper. Y'a des gens qui font grand même s'ils sont petits (comme au cinéma où l’on ne voit pas la différence), moi, c’est le contraire.
Une fois, avec l'appareil de photos de mon frère, j'ai fait la photo d'une mouche : une grosse mouche bleue posée sur le nez de mon père. Derrière, il y avait ma mère. Et bien, sur la photo, la mouche était plus grande qu'elle. Tous, en regardant la photo, ils ont dit que je ne savais pas prendre des photos, que ça ne servait à rien de photographier les mouches. Je n'ai pas relevé. Ils auraient dit que j'ai de drôles d'idées et que je ne suis pas très malin. Alors...
C'est vrai que j’ai une grosse tête… J'ai entendu dire que les grosses têtes, c'était comme un panneau indicateur pour reconnaître les intelligents... Moi, j'ai une grosse tête et, en plus, je ne suis pas très malin : je suis l'exception qui confirme la règle... J'aime bien être une exception. Attention : pas exceptionnel ! Ce n'est pas la même chose. Mon frère, lui, il est exceptionnel. Moi, je suis une exception. Pire ! un malaise. Mon frère, à l'école, il sait résoudre les problèmes. Moi, je crée les problèmes ! Je suis un problème à moi tout seul a dit un jour le maître de l'année dernière : <<Il n'est pas très doué, mais il a une bonne bouille.>> "Pas doué", c'est possible, mais je m'en fous. Je ne veux pas ressembler aux autres. Ils sont bien trop bêtes de leur intelligence.
Ils me dégoûtaient tous tellement que j'ai pensé un moment repartir d'où je venais. J'avais cinq ans, j'ai demandé à ma mère de revenir dans son ventre et je me suis pressé tout contre elle, j'ai mis ma tête entre ses cuisses mais elle m'a filé une de ces paire de claques ! J’étais encore tout p’tit mais j'en garde encore la marque, là, dans la tête.
<<T'es sorti, t'es au monde, t'y es, t'y reste !>> qu'elle m'a dit en postillonnant et en m'envoyant jouer plus loin. J'étais furieux. J'ai eu envie de me jeter dans un trou noir, le premier qui traine. Je ne sais pas moi, un puits, un tunnel, mais je n'en ai pas trouvé. Ça ne traine pas partout les trous où l'on peut se jeter. Au Moyen-Age, dans les châteaux, ce n'était pas pareil. Il y avait des trous partout pour se jeter dedans : des oubliettes. J'aime bien ce nom : oubliette. J'ai des oubliettes dans la tête... J'ai des oubliettes dans la tête... J'ai des oubliettes dans la tête...
2
La chatte, la vieille chatte est morte hier. Je l'aimais bien, la Misou. Je n'arrive pas à en parler à l'imparfait. Je trouve ça bête, l'imparfait. Drôle de nom pour dire ce qui s'est passé avant. Je trouve ça... pas très malin ! Pourquoi les choses d'avant ne pourraient-elles pas être parfaites ?
Ma Misou, elle, elle était parfaite.
Il n'y avait que moi qui l'aimait, ma Misou, dans la maison. Les autres, c'étaient rien que des coups de pied et des "pousse-toi d'là !". Heureusement que j'étais là pour la protéger. C'est moi qui lui gardais les restes. Quand ma mère va faire les courses, elle achète du foie. Moi, j'ai horreur du foie, même cuit. Beurk ! Mais ma Misou, elle, elle adorait ça et tout cru. Dès que ma mère avait le dos tourné, j'ouvrais le frigo et je coupais un morceau de foie pour ma Misou. Elle se régalait. Elle mangeait en ronronnant. Le festin ! C'était bien meilleur pour elle que ces saloperies en boîtes qui puent dès qu'on les ouvre.
Elle est morte. Faut dire qu'elle était très vieille. Quatorze ans a dit un jour le vétérinaire en lui regardant le vert des yeux ! Bien plus vieille que moi ! On dit que pour les chats faut multiplier par sept ! Je ferais bien la multiplication, mais j'ai peur de me tromper... En tout cas, ça fait plus vieux que la mère Mordicus qui est "hors d'âge" comme dit mon père.
Ma chatte est morte de vieillesse. Sa vie a été un enfer de chat. Elle a eu plein de problèmes terribles dans sa vie. C'est comme si elle avait toujours été là où il ne fallait pas. Peut-être bien qu'elle était comme moi : pas très maligne. Son poil était roux et gris mélangés, avec une flamme plus rousse entre les yeux, des yeux vert-anis qui brillaient dans la nuit comme des lumières de vélo. Elle avait reçu des tas de choses sur le dos : des pots de fleurs, des tuiles, des branches, des dictionnaires, sans parler ce qu'elle a subi avec mon frère.
Un jour, elle est passée entre les roues du camion des poubelles. J'ai voulu la prévenir, mais elle était là à se dorer au soleil au milieu de la route. Elle ne m'a pas entendu. Quand elle a levé la tête, c'était déjà trop tard, le camion était sur elle. J'ai couru pour la ramasser. Elle saignait et se traînait en miaulant, sa patte arrière toute raide. Tous, ils voulaient qu'on la laisse crever. J'ai fait toute une histoire pour qu'on l'emmène chez le vétérinaire. <<On va tout d'même pas dépenser des sous pour c'te bête !>> a dit mon père en se coupant avec son rasoir. J'ai pleuré et crié tellement fort qu’ils ont bien été forcés de le faire.
Elle a eu la patte dans le plâtre pendant trois semaines puis, lentement, elle a guéri. Elle me regardait avec ses grands yeux verts. Je savais bien ce qu'elle me disait. Elle me disait merci, en chat. Alors, je la caressais, ma Misou et elle ronronnait, elle ronronnait... Elle avait mal, mais elle ronronnait quand même, pour moi, pour me faire plaisir. J'en suis sûr.
Maintenant, elle est morte. Elle est là-bas, dans un trou que j'ai fait sous le grand noyer à l'autre bout du jardin. Je l'ai mise dans une boîte à chaussures que j'ai trouvée dans le placard de ma mère. Ce n'était qu'une boîte en carton mais elle était d'un beau noir brillant. J'ai trouvé que c'était de circonstance. Elle était devenue toute dure. Elle va se transformer en pierre, c'est sûr. Peut-être que les cailloux, c'est tous des chats morts...
J'ai fait un trou profond pour qu'elle ne soit pas dérangée puis j'ai rebouché et tapé la terre avec la pelle et, dessus, j'ai mis des brins d'herbes. Comme ça, personne ne saura où elle est, ma Misou. Ils seraient bien cap' de la déterrer rien que pour me faire rager. Je les connais...
3
Quand il voit que je suis tranquille dans mon coin en train de jouer, mon père vient près de moi et me dit avec un mauvais sourire : <<Toi, pour être si tranquille, c'est que tu viens de faire une bêtise... Avoue !>> et il me file une tarte comme ça, pour rien, comme si j'avais fait une menterie ou quelque chose. Ce qui me fait pleurer après, ce n'est pas le mal. Ça chauffe mais ça part vite. Non. Je pleure parce que je trouve ça injuste.
A force, j'ai fini par le détester. J'ai fait plein de méchancetés rien que pour l'embêter. Ma mère, elle, le soutient tout le temps quand il est question de moi. Seulement quand il est question de moi. Maintenant, il peut toujours me claquer, j'ai assez de bêtises d'avance. Il sera toujours en retard de claques. Enfin... Maintenant, ça m'étonnerait qu'il m'en donne encore...
La langue de ma chatte était rose vif. Tiens ! presque la même couleur que la mort au rat. Normal : les chats, ça tue les rats. Il y a des fleurs qui sont roses comme ça. Du même rose. Je les regarde souvent quand je passe devant le fleuriste, en haut de la grand-rue. J'aime bien regarder les fleurs dans leur pot. Et puis, quand je rentre dans la boutique, ça sent le frais, le bon air. C'est pas comme chez moi !
Au début, quand j'étais p'tit, je ne me rendais pas compte mais, maintenant, je la sens quand je viens du dehors : c'est une odeur grasse de restes d'oignons frits, de tabac froid et d’un tas d'autres choses indéfinissables, des choses qui stagnent là depuis longtemps. Ma mère met de temps en temps du sent-bon dans une bouteille bleue que mon frère lui a offerte pour la fête des mères. Ça ne sent ni trop bon ni trop mauvais. Ça masque un peu ce rance qui imprègne même le papier à fleur et les rideaux. Le plus dur, c'est le déodorant de mon père. Une odeur de cabinets. Et il s'en met ! Même ma mère lui a dit de changer de marque, mais il continue à acheter la même. Il prétend que ça sent le propre, l'homme moderne, et que, de toute façon, ça vaut mieux que la sueur du soir.
Mon père, c'est en quelque sorte, un fidèle. Il choisit une chose et il n'essaiera jamais rien d'autre. Il parait qu'il va toujours chez le même coiffeur depuis pleins d'années alors qu'il le trouve nul et qu'il le coiffe toujours aussi mal. C'est un homme d'habitudes. Ainsi, c'est toujours à moi qu'il file les roustes, jamais à mon frère, même quand c'est lui qui a fait une bêtise. C'est toujours moi qui prend. Je vois Romain rire dans son coin avec son mauvais air ; un air de "sainte Nitouche". Ça m'exaspère ! Mon père, immanquablement, se tourne alors vers lui : <<Qu'est-ce que t'as à ricaner comme ça ? T'en veux une aussi ?>> mais il ne lui en donne jamais une. C'est moi qui en reprend une deuxième.
Je sais : je devrais protester, mais je n'en n’ai pas envie.. C'est peut-être bien parce que... je ne suis pas très malin...
4
Tous, ils se liguent contre moi. Peut-être que je suis comme une araignée, une de ces bêtes qu'on écrase même si elle n'a rien fait, simplement parce qu'on ne supporte pas sa vue, sa présence. Moi, ils ne peuvent pas m'écraser. Ils n’ont pas le pied assez large. Alors, ils se vengent autrement.
Les sourires, les choses gentilles, c'est pour mon frère Romain. A lui les honneurs, les louanges et les desserts, pas pour moi. Moi, je n'ai même pas de prénom. Oh, bien sûr, ils m'ont en donné un quand même (Paul) parce qu'ils y étaient obligés mais, jamais, ils n'ont prononcé mon prénom... ou si peu. Si bien que je l'ai presque oublié. Ils m'appellent "le malin" : <<Eh ! le malin !>> par ci et <<Eh ! le malin>> par là... En fait, ça veut dire "le pas très malin". Ça je l'ai compris depuis longtemps. Plein de gens utilisent les mots comme ça, pour dire le contraire de ce qu'ils pensent.
Tout le monde le dit que je ne suis pas très malin. Il y a sûrement du vrai, là-dedans... si tout le monde le dit. Quand des gens viennent à la maison (plutôt rare !), il y a toujours quelqu'un pour me caresser la tête en disant : <<Oh ! qu’il est mignon le gamin !>>, mais ça veut dire en clair : <<Quel sale moutard vous avez là et comme il est peuh !>> Tous des menteurs ! Tous des sales menteurs. Maintenant, j'ai appris à les voir venir avec leurs yeux de merlan frit et leur langue de vipère.
Je ne suis pas très grand. Un peu chétif, comme dit ma mère. C'est vrai que je ne suis pas gros non plus. <<Il passerait derrière une affiche sans la décoller !>> dit-elle souvent à qui veut l'entendre ou bien encore : <<Il embrasserait une bique entre les deux cornes !>> Des phrases qu'elle a dû entendre quelque part et qui l'amusent beaucoup. Moi, ça ne m'amuse pas du tout. J'aimerais être plus costaud, ne serait-ce que vous pouvoir casser la gueule à des grands, à l'école. Ah ! si j'avais des biceps...
5
Pourquoi mes parents ont-ils appelé mon frère Romain ? Peut-être bien qu'ils voulaient en faire un empereur ? Bah ! ça m'étonnerait qu'un jour, il soit empereur... Bien qu'il ait déjà des volontés de chef. Parfois, il a des crises d'autorité. Ça lui prend comme une envie de pisser : <<Va m'chercher ci ! Va m'chercher ça !>> Il aimerait bien que je lui obéisse, mais il sait bien que ses méchancetés, ça ne fait que glisser sur moi. Je suis comme une anguille entre ses mains. Oh ! il est bien plus fort que moi mais il n'arrive à rien avec moi. Il croit toujours que je vais comme par miracle me mettre à ses genoux et faire ses quatre volontés. Il est fort et on pourrait croire qu’il est bête dans sa tête, qu’il n'a qu’un gros biceps à la place de la cervelle ; mais non, il a une cervelle (comme tout le monde), mais c'est un rat, intelligent et rusé, fouineur et faux cul comme pas deux, un vrai rat d'égout, dégoûtant. Vraiment dégoûtant. Un jour, je lui ferai payer ses vilénies. Je n’arrive pas à comprendre que l'on soit comme ça, aussi tordu. Peut-être bien, après tout, que c'est comme une malédiction chez lui, que c'est dans son sang et qu'il n’y a rien à faire...
S'il n'ose pas trop me taper c'est, je crois, qu'il a peur que je le tape à mon tour. C'est drôle qu'il ait peur de ma faiblesse. Des fois, il lève la main mais sa main reste en l'air et il me sort une volée de jurons qui s'enfilent à la queue leu leu, toujours les mêmes : <<Petit con de merde de frangin à la con d’mes deux... !>> Il se venge sur le chien. Il le siffle et cet idiot vient se faire corriger avant de se sauver la queue entre les pattes. C’est une sorte de berger allemand miniature d'une stupidité stupéfiante. Quand il donne des coups de pieds à son chien, ça le fait rire. Moi, j’ai mal pour le chien. Je serre les dents pour lui. Il l'a dressé pour en faire une carpette, un esclave. En fait, à bien y réfléchir, Romain, il est comme le chien. Peut-être bien qu'il est un chien dedans ?
Tous les trois, ils aiment les chiens et détestent les chats. Moi, c'est le contraire. Je n'aime pas les chiens. C'est veule, c'est lâche, ça ne sait qu'obéir : c'est tout comme eux. Ils se régalent à lui ne donner que des taloches et des roustes. Et la gamelle... c’est à cracher dedans. Ils prétendent que si je n'aime pas les chiens, c'est que j'en ai peur. Bien sûr que j'en ai peur !... Eux, ils ne s'imaginent même pas qu'ils pourraient tomber sur un chien qui leur résiste ! Je n’aime pas les chiens mais je les plains quand même. Moi, je ne pourrais jamais frapper un chien. <<T'es rien qu'une p'tite nature.>> me dit souvent Romain. Alors quoi ? Avoir une "grande nature", c'est taper sur les autres ? Moi, je ne pourrais pas. C'est pas dans ma “p'tite nature”. J'aurais l'impression de ressentir leur douleur, de la partager... Lui, ça lui plait d'arracher les ailes des mouches, de dégommer des oiseaux, de planter des fléchettes dans les arbres, de manger des fourmis vivantes. Moi, je ne comprends pas ça. Quel plaisir peut-il y trouver ? J'ai peur des araignées. Une terreur ! Et pourtant, je suis incapable d’en écraser une.
Petite nature... pas très malin... Oui, sans doute... mais pas méchant. Pourtant, j'ai bien envie de le devenir -méchant- mais pas envers les animaux, envers eux, la famille, les autres, tous ceux qui me trouvent "pas très malin".
Je me rappelle quand la chatte a fait ses petits. Trois chatons mignons qui miaulaient comme des souris. J'aurais tant aimé les garder, les voir grandir... Mais ils les ont pris pour les tuer. <<On a déjà assez d'un chat dans la maison !>> a dit ma mère. <<On a pas besoin d'une ménagerie !>> a renchéri mon père. <<J'aime pas les chats, a conclu mon frère.>>
Assassins ! Je les hais tous !
Les chats, ça les effraie parce que ça n'obéit pas, parce que c'est libre et qu'ils ont horreur de tout ce qui ne leur obéit pas et qui se veut libre. J'ai réussi a sauver un chaton. Ou plutôt une. C'est une chatte, elle aussi. Depuis, elle a grandi. Elle va prendre la place de mon irremplaçable Misou. Je l'ai appelée Gougou. Elle ronronne toujours quand il faut ; quand j'en ai besoin. Maintenant, j'ai ma Gougou et je l'aime ! Elle est toute noire avec des yeux comme des bonbons et le bout des pattes blanches. C'est rigolo, on dirait qu'elle a des chaussettes.
Romain déteste mes parents (qui sont aussi les siens) mais il ne les affronte jamais. Il sait les caresser dans le sens du poil. Il lance à ma mère des <<Ma p'tite maman.>>, et à mon père des : <<Mon p'tit papa.>> S'il a fait une bêtise, il est aussitôt pardonné. Ça, c'est quand sa bêtise est évidente, qu'il ne peut la nier, parce qu'il est pris en flagrant délit. Dans les autres cas, il s'arrange toujours pour me faire porter le chapeau. Personne ne dit de lui qu'il n'est pas très malin ; même que je ne l'ai jamais entendu dire par personne. On trouve plutôt qu'il est “brillant”. Brillant !... Ça me fait rire. Brillant... comme une chaussure bien astiquée, comme la lumière d’une étoile. Comme si mon frère était une lumière !
Enfin, ils le croient tous, comme ils croient tous que je ne suis pas très malin.
6
L'autre jour, il y a eu une de ces scènes entre mon père et ma mère. J'étais au bout de la table, en face de Romain. On en était au dessert. Le ton avait monté tout au long du repas. Des reproches adressés à mon père. Il avait laissé glisser, en mangeant les yeux baissés, mais elle avait haussé la voix.
-T'es rien qu'un salaud, Roger ! criait ma mère. J'suis ta bonne ici !? Rien que ça !? J'torche les mômes. J'fais la cuisine, la lessive pendant que monsieur...
-Ta gueule ! Tu m’fatigues à force ! Qui c'est qui bosse ici pour nourrir tout ça ?
Et puis, ferme là ! Tu vois bien que les gosses sont là !
Mais elle a continué de plus belle. Moi, ça m'a fait bien rigoler, la réponse de mon père. Comme si, d'habitude, ils se gênaient... Bah ! on servait de bouclier, question d’habitude. Mon frère a compris vite fait. Il a mis les voiles, direction sa chambre. Je l'ai suivi, mais je me suis assis en haut de l'escalier pour assister de loin et de haut à leur cirque. Je serrais les dents et les oreilles quand ils criaient mais je riais au fond de moi. On aurait dit deux chiens en train de se disputer un os, deux serpents crachant leur venin. Quel régal !
-Traîne-savate ! décoiffée ! dépenaillée... Faudrait avoir d’l'appétit ou avoir perdu les sens !
-Salaud ! T'as qu'à m’donner des sous pour qu’j'aille au coiffeur, pour que j'm'achète des nippes... Mais t'es trop radin ! Le lave-vaisselle que j'te réclame depuis trois ans.. Où qu'il est ? J'me tape encore la vaisselle. Tu t’rends compte ! ta femme se tape encore la vaisselle !... Et puis, le soir tu t'couches et tu ronfles... Et moi alors ? Qui je suis pour toi, hein ? T'as une poule ou quoi ?
-Parce que tu crois qu'encore tu m'mets la trique ? Regarde comme tu gueules ! Et puis t'es devenue moche.
-C'est parce que j'ai accouché de tes mômes ! Salaud !
Mon père est resté un moment sans répondre, épluchant une banane et se l'enfournant toute entière, puis il a jeté la peau sur la table en buvant son verre de vin d'un trait. Il s’est levé en rotant et s’est contenté de grommeler :
-Comme si j'en avais voulu de tes mômes ! Viens pas m'emmerder avec ça ! T'les as voulus ! t'les as eus ! Alors occupe-toi-z'en et m'emmerde pas !
-Salaud ! C'est pour toi que j'les ai pondus les piots ! Tu voulais toucher des allocs, tu disais ! Tu parles ! Et j'me suis esquintée et rongé les sangs pour ça ?
Elle s’est écroulée en larmes sur la table, prise de convulsions. Mon père s'est allumé une cigarette sans la regarder. Il s’est resservi un grand verre de vin qu'il a avalé re-cul sec.
A les entendre, ni l'un ni l'autre ne m’avait voulu comme bébé sinon pour les allocations. J’étais une sorte d'accident qui leur était tombé dessus : boum ! avec l'espérance d'un revenu complémentaire.
A les voir s'étriper comme ça, j'en avais presque de la peine, presque de la pitié pour eux : deux grandes personnes malades l'une de l'autre. Mais, peine ou pitié, c'est des sentiments que j'ai vite mis de côté. Leur méchanceté était là, bien piquante, tenace et rongeante comme du vinaigre chaud. Ils devaient être tout pourris de l'intérieur. Leur haine, c’était rien que de l'amour-propre et leur amour, rien que de l'amour sale. D'ailleurs, aimaient-ils quelque chose ou quelqu'un ? Non ! même pas eux-mêmes. Eux, tout noir dedans, avec leurs sourires mauvais en surface devant les autres quand ça les arrangeait.
J’ai l'air d'un moineau tombé du nid, comme ça à me voir, mais dedans, je suis comme une pierre, comme un chat mort. Des fois, c'est même difficile pour que je pleure. J’essaie d’aller chercher les larmes très profond mais c’est devenu tout sec.
Heureusement, quand j'ai trop mal, je serre les dents et je pense à Lili.
7
C'est rigolo son nom : Lili, avec deux L et deux I ! Deux ailes comme un ange, deux L comme un papillon ; pas comme libellule qui a quatre ailes (et quatre L).
Elle habite le pavillon d’en face. Mais eux, c'est un pavillon en dur. Le nôtre, il n'est en pas dur : un pavillon moderne que ça s’appelle. Il a vieilli trop vite, il parait. Dedans, tout se déglingue, et il y a même des gouttes au plafond quand ça pleut trop fort. Alors, on colmate.
Lili a des parents formidables : des professeurs ! Elle a le même âge que moi. On est dans la même classe. On fait le chemin de l’école ensemble. Elle est toujours gaie avec un sourire de violette. J'ai déjà essayé de la dessiner avec des crayons de couleurs, mais le résultat était plutôt gribouillis.
J'aimerais bien te la décrire mais je ne sais pas où trouver les mots justes pour bien le faire. Il faut que je travaille à l’école pour apprendre ces mots-là. Je veux savoir les mots pour être un bon, pour Lili... et pour moi.
Elle travaille bien en classe alors, moi, je m'accroche aussi. J'ai envie qu'elle soit fière de moi. Elle a de grandes ambitions. Elle veut devenir médecin.
Dans la cour, je ne peux pas la voir, Lili. Elle ne veut pas qu'on se parle. Les filles sont entre filles et les garçons entre garçons. Elle m'a dit que c'était mieux comme ça et que, de toute façon, ça m'éviterait les moqueries des autres. Elle pense à tout Lili. Elle connaît déjà la vie. Elle est tellement sérieuse et rieuse à la fois. Elle est sérieuse pour tout ce qui est sérieux et rieuse pour tout ce qui prête à rire. Elle sait déjà faire la différence. Elle a de la chance d'avoir des parents comme elle en a. C'est sûrement eux qui lui ont appris tout ça.
Quand elle me pose des questions sur ma famille, je ne lui dis pas tout. J'ai honte. Alors, j'invente. Je dis que mon père est dans les transports et que ma mère est très gentille et qu'elle m'aime beaucoup. Elle a l'air contente pour moi. Des fois, quand mon père m'a filé une raclée et que j'ai la lèvre fendue ou des bleus sur le front, je lui dis que je me suis battu avec mon frère. Lui, il ne va pas à la même école. Il va déjà collège, de l'autre côté du bois des sentiers.
Plusieurs fois, elle m'a demandé de venir à la maison. Il a fallu que je trouve à chaque fois un prétexte pour l'en dissuader. Je ne veux pas qu'elle voie là où je vis. Non. Alors je lui ai dit que ma mère était très malade et que je ne pouvais faire venir personne. Je n’aime pas mentir à Lili, mais c'est pour la bonne cause Moi, je sens quand c'est faux et j'ai l'impression que tout le monde le voit. Je suis un mauvais menteur. Faut absolument que je fasse des progrès.
Une fois par mois, Lili m'invite à goûter chez elle. J'adore y aller. C'est une maison qui sent le propre avec des planchers brillants qui renvoient la lumière des fenêtres. Sa maman est une grande dame brune bien mise, toute frisée, avec un sourire plein de dents très blanches (le même que celui de Lili, en plus grand). On s'assoit à la table de la salle à manger, l'un en face de l'autre. Sa mère a disposé une nappe en dentelle et des tasses en porcelaine bleue. Il y a toujours des p’tits pains au lait et des croissants au beurre avec de la confiture qu'elle fait elle-même. On boit du chocolat qui fume et on se regarde dans les yeux en souriant.
8
Mon oncle Jean qui sait plein de choses m’a expliqué l‘école. C’est comme un grand tamis dans lequel tu secoues du sable. Le plus fin, il passe, mais le grossier reste et, ce qui reste, on le jette. L’école, c’est fait pour trier le fin du grossier, pour garder les plus fins et jeter les autres.
Les cancres, ils te jouent les gros bras, ils te font ceux qui croient savoir ce que c’est que la vie. Mais, ce n’est rien que des cailloux, des rugueux, des grossiers, des lourds, des pesants. Bien sûr, parmi eux, il y a des enfants gentils et bêtes ou trop faibles qui se laissent entraîner par les rats : des petites souris qui jouent à être des rats. Pour eux, c’est terrible parce qu’ils ne seront jamais de vrais rats et ils ne seront plus jamais des petites souris comme avant. Le cul entre deux chaises. Le meilleur moyen de se casser la gueule !
Certains sont tout fins, bien polis, prêts à passer par le tamis... mais, à force de s’agglutiner avec les gros rats, ils restent collés à eux... Je les plains. Ils se font dévorer. Normal, les rats, ça dévore tout ce que ça trouve.
Dans la cour de l'école, c'est souvent l'enfer. Il y a un rat superbe (je veux dire affreux). C’est un gros rat gluant toujours entouré de sa bande de ratillons. Il est dans la classe au-dessus (qui d’ailleurs est à côté). Il ne pense qu'à te traiter de p’tit con et à te filer des roustes. Quel fumier ce Larocasse !
Moi, je l'appelle “le roquet”. C'est vrai, il est comme un roquet qui aboie tout le temps et qui mord n'importe quoi. On a envie de lui donner des coups de pied. Je lui donnerais bien des coups de pieds, mais je suis trop fragile et bien trop léger. Il m'enverrait rouler dans la poussière. Ce serait mon arrêt de mort. Je ne veux pas lui faire ce plaisir...
Je me suis rencardé sur le roquet. Il habite sur le chemin des haies, derrière chez Beaugras, le réparateur de télé. Son père est un militaire en retraite qui dresse des chiens avec sa mère. Je comprends que ça doit être dur pour lui mais ça n’excuse pas sa vilainerie de rat. Même avec les meilleurs parents du monde, ça n’excuserait rien... Son père a dû le dresser à coups de ceinturon comme un de ses chiens en lui criant dessus : <<Debout ! Assis ! Couché ! Sale con !...>> A force, il est devenu enragé. Il s’est transformé en chien. Obligé d’obéir chez lui, il se venge sur les petits à l’école. Classique !
Des fois, je me dis qu’après tout, il n’est peut-être pas aussi noir que ça, Larocasse. Compte tenu de sa famille, on pourrait lui accorder les “circonstances éternuantes”, tenter de lui pardonner, d’espérer en lui une “étincelle d’humanité” (c’est beau, ces deux mots, ensemble...), une petite graine de gentillesse, quoi ! Mais, j’abandonne bien vite cette compassion (Je sais, ça t’étonne que je sache une mot pareil. Ça veut dire “souffrir avec”. J’ai regardé dans le dictionnaire.) pour me rendre à l’évidence : ce n’est plus rien qu’un robot qui donne des coups de poing. A quoi ça sert une machine qui ne fonctionne pas correctement ? A rien ! comme le grille-pain à la maison. Quand il s’est mis à carboniser les tartines, mon père l’a écrasé du pied et l’a jeté à la poubelle. A quoi ça sert un Larocasse sinon à effrayer tout le monde ? A rien ! Et à quoi ça sert un Larocasse sinon à noircir les jours de soleil, à nous coller la peur au ventre à nous en donner la colique ?
Il est complètement disjoncté ! m’a dit Lili, un jour que l’on parlait de lui. Sa famille comme excuse ? Et qu’est-ce que je dirais de la mienne, alors ? D’accord, les miens, ils sont plus cons que vraiment méchants. Bien que... Peut-être qu’avec le temps, ils vont me rendre comme eux ou comme Larocasse, et je ne serai plus rien qu’un chien, plus rien qu’un rat à mon tour. Et le pire, c’est que lorsque j’en serai là, je ne m’en rendrai même pas compte ! Les chiens et les rats ne savent pas qu’ils sont des chiens et des rats. Ils se croient comme tout le monde, mais ils ne nous voient qu’à travers leurs yeux vides qui ne voient en nous que d’autres rats, que d’autres chiens. Ma chatte, elle, je suis sûr qu’elle me voit comme un gros chat affectueux. Bien sûr, un peu différent des autres chats, un chat sans queue, sans poil ni moustache, une drôle de chat, mais un chat quand même. Je le sais. Je le sens. D’ailleurs, pour être bien avec elle, je me transforme en chat, je me roule en boule, je ronronne, je fais mes griffes. Oui, je fais mes griffes... Je m’aiguise... Je m’affûte...
Ah, si je pouvais coincer cette ordure de roquet. J'ai mon idée...
9
J'aurais bien aimé avoir une sœur. Une petite ou une grande. Ça m'est égal... J'ai bien Lili, mais ce n'est pas pareil qu'une sœur. Une sœur, c'est comme une amie dans la maison. Fragile et forte aussi. Ma soeur -si elle avait existé- peut-être qu'elle m'aurait expliqué pourquoi je ne suis pas très malin, pourquoi tout le monde me déteste ici, pourquoi je passe après le chien. Elle aurait trouvé les mots pour que je comprenne. Elle aurait trouvé des pourquoi, des excuses, quoi. Peut-être même que ma haine aurait fini par se transformer en amour. Qui sait ? Les filles, c'est des fées ! Mais je ne crois pas aux miracles. Pas encore... Peut-être plus tard quand je serai grand. Si je suis grand un jour !
Contre les filles on peut rien. Elles se protègent comme les châteaux-forts, mais ce sont des forteresses faites toutes de douceur, de tendresse et de câlineries. C'est rigolo comme ça aime caresser, les filles. Les garçons, ça tape et les filles, ça caresse. Ça doit être pour ça que les hommes font la guerre pendant que les femmes font des bébés.
Les mères, ça câline les enfants, ça les dorlote... Pourquoi ma mère, elle, elle ne m'a jamais dorloté ? J'ai toujours senti qu’elle m’évitait, comme si elle n’aimait pas mon odeur... Elle n'a jamais pu me sentir. Elle ne me voulait pas. C'est sûr. Maintenant, je le sais. Et elle m'a eu quand même. Sacré cadeau ! Elle m’a juste donné le minimum pour que je ne crève pas.
Je suis en manque de caresses. C'est si bon d'être caressé. Quand je la vois caresser le chien, ça me donne envie de pleurer : je suis moins que le chien. Oui, ça me donne envie de pleurer, mais je ne pleure pas. Pas devant elle. Je me retiens. Je pleure dans mon coin. Parfois, ça déborde. Je cours dans l'appentis, je me plie dans un coin sous un carton et je pleure la tête dans les genoux. Je pleure tout ce que je peux : une vraie fontaine. Je ruisselle en silence. Ça vient par bouffées. Faut que j'attende que ça passe.
Une fois, une souris est venue me voir pleurer. Elle s'est assise et m'a regardé. Je n'ai pas bougé pour ne pas l'effrayer. Elle est restée longtemps à me fixer avec ses petits yeux ronds, brillants et noirs comme des réglisses. Puis, soudain, elle a filé sous un cageot de pommes. C'est joli, une souris. Et pourtant, on les tue. Des bêtes nuisibles... C'est ce qu'on dit.
Mon père a mis de la mort-aux-rats dans les coins mais la souris est plus maligne : elle mange les pommes et ne touche pas à la poudre rose. La mort-aux-rats.... Je sais où est la boîte. Là-haut, sur une étagère. Je la vois d'où je suis. Je la regarde souvent quand je suis là, tout replié sur moi-même et plein de larmes en trop. Elle me fait de l’œil.
10
On a une voisine : Madame Morandi. Elle est si vieille qu'elle n’a plus d'âge. Je la croise souvent. Elle pousse une carriole toute rafistolée avec plein de choses mystérieuses dedans. Elle est accompagnée par son chien, une sorte de chien jaune qui ressemble à un veau sans queue qu'elle traîne depuis toujours au bout d'une ficelle. Il est presque aveugle. Paraît qu'il est aussi vieux qu'elle est vieille. Je sais bien que ce n'est pas vrai parce que, les gens, ça vit bien plus vieux que les bêtes. Beaucoup plus vieux.
Elle est, hiver comme été, engoncée dans un tas de vieux vêtements sans couleur. On ne voit que ses pauvres mains froissées et jaunies qui dépassent. Parfois, on aperçoit le bout de son nez qui sort de son châle à carreaux. Elle porte sur la tête un bonnet de laine enfoncé jusqu'aux oreilles et recouvert de deux ou trois foulards noués sous le menton. Son visage est plein de rides dans tous les sens. J'ai lu quelque part que les rides, c'est des manques d'amour. Les vieux sont pleins de rides parce qu'ils ne sont plus aimés et parce que plus personne ne veut de leur amour. C'est vrai. Qu'est-ce que les jeunes peuvent bien faire d'un amour de vieux ?
Elle traîne ses vieilles jambes d'un pas lent et lourd en se dandinant comme un ours. Ses bas "café au lait" lui tombent toujours sur les savates. Alors, elle s'arrête et réajuste ses élastiques avant de reprendre sa route.
Ici, tout le monde se moque d'elle. On l'appelle la mère Mordicus. Je la trouve gentille. Elle est vieille, mais elle tient le coup. Elle a l'air indestructible.
Elle a un bout de jardin du côté du Grisot où elle passe ses journées. Elle y cultive des salades, des radis, des haricots... qu'elle vend aux voisins pour se faire des sous. Elle dit qu'elle fait du bio depuis toujours. Ma mère ne lui achète rien parce qu'elle travaille à l'hospice et qu'elle ramène les restes de cuisine. Je préférerais manger les légumes de la Mère Mordicus.
Quand on se croise sur le chemin de l'école, elle me lance toujours un bon mot : <<Salut l'piot !>> ou bien, en me tendant un fruit : <<Tiens mange donc ! Tu ne sais pas qui c’est qui t'mangera !>> Ça me fait rire ! Elle sait un tas de choses sur la santé. Elle m'a dit une fois que j'étais trop maigre, qu’il fallait que je mange plus et mieux. Mais moi, je mange comme j’en ai envie. Je suis un maigre. C’est comme ça. Alors...
C'est vrai que je ne grandis pas beaucoup. Je reste p'tit et nâchon comme dit ma mère. C'est pas un manque de santé. C'est un manque d'amour. L'amour c'est comme le pain. On s'en rend compte quand on en manque. On a faim. Ça vous tord l'estomac. Ça aigrit le sang. Ça finit par marquer... et se remarquer.
Un jour où elle nous a croisé Lili et moi, elle a arrêté sa carriole et nous a crié : <<Bonjour les amoureux !>> Ça nous a fait tout drôle. Je n'ai pas osé regarder Lili. On a continué à marcher sur la route vers l'Ecole sans rien se dire. On avait cette phrase dans la tête qui tournait comme des abeilles autour d'une fleur. Quand j'ai eu le courage de tourner la tête vers Lili, elle s'est mise à courir. Je l'ai regardée s'éloigner sans comprendre pourquoi elle se sauvait comme ça ? C'est seulement après que j'ai compris... Elle était troublée, elle aussi, et elle ne voulait pas me le montrer. Les filles, c'est tellement fier...
J'étais heureux. On était amoureux. Des amoureux certifiés ! C'est vrai qu'on ne peut pas s'en rendre compte tout seul ; pas quand on est p’tit comme nous. Là, pour une fois, on avait la confirmation.
11
Un rayon de soleil est entré dans la maison. C'est ma tante Céline. Elle ne laisse dans son sillage que du bonheur et un parfum qui sent comme les bonbons à la fraise que j'adore. Elle accroche toujours un sourire à la moindre phrase et elle parle avec une voix à la fois douce et aiguë. Un chant d'oiseau. Je me sens “brillant” avec elle. Des fois, elle a des yeux tout étonnés et j'ai l'impression d'être plus grand. Son regard, son sourire, ça me rend plus fort, et content.
Si seulement elle venait plus souvent…
J'aime bien quand elle est là. C'est un peu comme si tout changeait. Même mes parents sont transformés par sa présence. Ils changent d'attitude, se mettent à parler plus gentiment, à rire. Je sais bien que c'est parce qu'elle apporte à chaque fois des cadeaux. Je sais bien aussi que ce n'est rien qu'un vernis qui ne brillera qu'un temps, qu'un peu de buée sur un carreau, qu'un masque qu'ils ôteront dès qu'elle aura quitté la maison, mais ça ne fait rien, j'ai l'illusion qu'on est tous unis pour une fois. Une vraie famille.
Tante Céline, c'est la sœur de mon père. C’est le jour et la nuit (elle, c’est le jour, bien sûr). Elle est très belle, elle irradie comme un soleil. Mon père, lui, c'est une lune froide et glacée. <<C'est rien qu’un courant d'air !>> dit-il quand il parle d'elle. C'est vrai qu'elle passe toujours en coup de vent. Mais, je sais bien. Je le sens... Elle n'aime pas venir nous voir. Notre monde est trop loin du sien, à Paris. Pourtant, on habite en banlieue. Ce n'est pas si loin...
Une fois, elle m'a emmené chez elle, dans son appartement. On a pris l'ascenseur. C'était plein de lumière et on voyait la Tour Eiffel par une grande baie vitrée. L’intérieur était rose et blanc avec des plantes vertes partout. J'aurais bien aimé vivre là. Si seulement elle m'avait dit : <<Tu veux bien que je t’adopte ?>> J’aurais dit oui tout de suite. Hélas ! ce n’est qu’un rêve.
En fin d’après-midi, on est allé manger des gâteaux dans une pâtisserie très chic, rue de Rivoli, chez Angelina. J'ai bu, là, le meilleur des meilleurs chocolats de ma vie ! Quand j'ai raconté ça à ma Lili, elle n'a pas voulu me croire. Quand je serai plus grand, je l'emmènerai pour lui faire découvrir le chocolat, le vrai ! Il y avait des gâteaux aussi. Pleins de gâteaux présentés sur des plateaux d’argent. Il n'y avait qu’à choisir. J’en ai pris trois : un au chocolat pour aller avec le chocolat chaud (question de raffinement), une tartelette à l'orange et une sorte de boule blanche croustillante et fondante avec, dessous, une crème sucrée pleine de fruits-confits, le tout parfumé au rhum. Miam ! Je me suis régalé. Ma tante Céline m’a regardé manger avec des yeux ronds. Elle était toute étonnée que j’avale autant de choses en si peu de temps.
- On te prive donc, à la maison ?
- Hmmmm...
- On ne te donne jamais de pâtisserie à manger ?
- Hmmmm...
Avec la bouche pleine, pas facile de lui répondre. Bien sûr qu’ils ne me donnent jamais rien d’aussi bon à manger à la maison. Le seul dessert, c’est cet infâme gâteau de riz, œuvre que ma mère prépare tous les lundis pour la semaine. Quelle horreur ! Au début, j’ai bien essayé de l’avaler mais, rien a faire,... ça ne passait pas. Je regardais mon père qui avalait ça comme le chien. D’ailleurs, comme le chien, mon père avale tout ce qui est dans son assiette, sans distinction de goût, de saveur, d’odeur ou de consistance. En mangeant, il lit l'Équipe, l’esprit occupé par le menu des exploits sportifs. Il ne doit plus lui rester assez de place dans le cerveau pour contrôler et apprécier la nourriture. Ma mère aussi finit son assiette de gâteau de riz. Elle la sauce avec application jusqu’à la dernière trace. Ça fait toujours une assiette de moins à laver. Romain, lui, a trouvé le truc. Il refile la purée gluante à son chien qui l’avale en silence. Il bouffe n’importe quoi, ce clébard. Moi, j’ai bien essayé avec ma chatte mais macache ! Elle n’a pas voulu y toucher. C’est qu’elle a de la papille ma chatte ! Avec le temps, j’ai fini par trouver un truc. J’ai réussi à faire des boulettes que je comprime dans mes poings et que je colle sous la table. Ni vu ni connu. L’après-midi, quand il n’y a plus personne dans la cuisine, je reviens, je les décolle et les jette.
Ma tante m'a emmené au Jardin des plantes voir les bêtes sauvages (Je me demande pourquoi on ne l'appelle pas le Jardin des bêtes..). C’est beaux les animaux des pays lointains mais je les ai trouvé tout tristes derrière leurs barreaux. Ils sont en cage comme moi, loin de leur pays. On les a mis en vitrine pour que les gens viennent les voir de près. Mais on ne leur a pas demandé leur avis aux animaux ! et ils se retrouvent là, dans les cages avec, dans les yeux une tristesse inconsolable. J’en avais mal pour eux et je ne comprenais pas toute cette insouciance des autres qui riaient, se moquaient, leur lançaient allégrement des cacahouètes.
Les hommes sont curieux... D’accord, il n’y a que les riches pour pouvoir se payer des voyages dans les pays où vivent ces animaux-là. Quand même ! ce n’est pas une raison. Ce n’est pas parce qu’il faut contenter les pauvres comme moi que l’on doit les capturer, les exiler, les enfermer dans des prisons à ciel ouvert.
Tiens, je vois bien mon père dans une de ces cages-là. Il aurait plus de succès, j’en suis sûr, que tous ces pauvres animaux. Sur l’étiquette, on mettrait : Père teigneux et con comme un balai de paille de riz sans paille ni riz. Hi ! Hi ! ça me fait rire... Il serait là, tout nu, dans sa barbe, à hurler au loup et à secouer la ferraille, à insulter tout le monde. Et puis, dans la cage à côté, il y aurait ma mère, morve au nez, à filer des taloches à mon frère qui pousserait des cris de goret. On rigolerait. Je leur lancerais des cacahouètes. Ce serait chouette ! Plein ! Surtout à mon père parce que ça le fait péter, les cacahouètes. Prout ! Prout ! Et, tous, on applaudirait aux exploits du péteux. Et on relancerait des cacahouètes. Encore et encore...
Je rigole... Je rigole... mais c’est moi qui suis en cage, dans leur sale cage de maison pourrie. Et ce n’est pas des cacahouètes qu’ils me lancent. C’est des taloches, des roustes, des claques et de méchanteries.
Je vois les bêtes, les mouflons, les girafes, les gazelles, elles sont toutes contentes de ce qu’on leur donne à manger. Du moins, elles en ont l’air. Elles se pressent derrière les barreaux. Un daim est venu vers moi avec son petit museau mouillé et ses grands yeux de biche. Un regard à vous faire fondre des glaçons en plein hiver. Il est venu me lécher les doigts au travers du grillage. Il était si content. J’ai eu pour lui beaucoup de sentiment à ce moment-là. Le pauvre petit tout frêle sur ses maigres pattes. Il avait l’air de me dire : <<Je t’ai reconnu, toi ! T’es un daim comme moi... Un daim qui n’a pas demandé à être daim ni a être enfermé. Regarde, il n’y a même plus d’herbe sous la corne de mes sabots, rien qu’une boue lasse, fatiguée d’être piétinée.>> Je l’ai laissé lécher ma main un bon moment, mais ma tante commençait à s’impatienter. Elle en avait sans doute marre de rester devant cette cage-là. Alors, j’ai retiré ma main et je l’ai suivie sans quitter le daim des yeux. Jusqu’au coin du mur, il ne m’a pas quitté des yeux non plus. Le petit daim est retourné dans sa solitude bétonnée, sans espoir comme moi. Enfin presque... Parce que moi, j’ai de l’espérance ! Lui, il n’a même pas ça... l’espérance.
On est passé devant les cages des singes. Rigolos les singes. Ils te regardent avec des yeux qui ne te voient pas et on dirait qu’ils ont toujours quelque chose de très important à faire. Ils sautent de branche en branche comme des trapézistes de cirque. Ils crient ! ils se chamaillent, ils s’épouillent, ils se grattouillent ou, alors, ils se blottissent les uns contre les autres dans des coins pour avoir plus chaud.
A un moment, il y en a un qui est venu vers nous. Il a fixé ma tante dans les yeux et il s’est mis à agiter sa queue de devant en tirant la langue. Ma tante, elle, est restée quelques secondes, la bouche ouverte, à le regarder faire. Puis, brusquement, elle m‘a tiré par la main pour aller voir les serpents.
En regardant les reptiles dans leur cages de verre, je n’ai pas pu m’empêcher de repenser au singe avec son zizi de singe dans sa main de singe, bravant le regard de ma tante. Elle en avait encore les joues toutes rouges. Dommage, j’aurais bien aimé rester plus longtemps avec les singes. Moi, les serpents, ça ne m’attire pas vraiment. Ça grouille, c’est visqueux, ça rampe, c’est comme la méchanceté des autres, les rats.
Rats et serpents, même combat !
Mais, ma tante, ça avait l’air de lui plaire, les serpents. C’est moi qui la tirait par la main pour sortir. C’est là que j’ai pris conscience que, à cause du singe, elle m’avait privée du spectacle. Je ne devais pas voir ça. Pourquoi ? C’était plutôt drôle. Le singe riait de toutes ses dents. C’est peut-être parce qu’il est en cage qu’il se montre comme ça, à découvert, pour crier qu’il est libre et que les barreaux, il s’en fout. Il est fier, le singe. Fier et drôlement culotté !
On a terminé la visite par la volière. Oulala ! que c’était bruyant ! Des milliers de piaillements qui te tricotent un bruit infernal et des oiseaux qui volent et virevoltent dans tous les coins et recoins. On aurait dit la cour de l’école à cinq heures. Par terre, il y avait des poules et des coqs. Pauvres oiseaux... Eux, ils ne pouvaient même pas voler avec les autres. Ils tentaient bien de temps en temps de s’agiter les ailes pour faire croire, mais ça ne trompait personne. D’ailleurs les autres piafs s’en foutaient complètement. Quand même... pas de chance d’être un oiseau et de ne pas pouvoir voler au dessus des nuages ensoleillés. A quoi bon voler sans liberté... c’est ça qu’ils doivent se dire. Alors, ils ont décidé de s’économiser. Alors, ils rampent. Et puis, peut-être aussi qu’ils ne veulent pas se donner en spectacle devant ceux qui les ont mis en cage. C'est fier aussi les coqs.
Cette journée à Paris a été comme un conte de fée, un feu d'artifice de surprises. Bien sûr, je connaissais tout cela par les livres et la télé, mais le vrai, c'est tout de même autre chose.
Pas très malin...
ou les carnets d’enfance d’un serial killer